Y a-t-il un leader au bout du fil?

Avec le télétravail, les façons d’autrefois de regarder par-dessus l’épaule de son employé, pour s’assurer que « tout va bien aller » ne sont plus de mise. Est-ce dire qu’il faudrait adopter d’autres modes de contrôle ou se résigner à perdre le fil?  Et si la question était tout autre? Si développer de meilleures façons de se mettre au service de l’autre permettait de se rapprocher, si ce n’est de ses travailleurs, au moins des résultats?

Du poste de contrôle au poste d’écoute

Isabelle Tremblay, qui œuvre chez TALSOM, en implantation de technologie en entreprise, souligne que le rôle de relais que joue alors le leader entre les différents membres de l’équipe est plus important que jamais. Il doit donc s’assurer de recréer cet esprit et ces modes de fonctionnement qui dépassent l’effet de tête-à-tête. Et, ramener tout le monde à ne jamais oublier les objectifs et les possibilités de réussite qui les unissent lui parait encore plus important en période de crise : « Un bon gestionnaire devrait se soucier que tout le monde dans son équipe garde le moral et demeure engagé envers l’équipe. Je crois que cela devrait toujours demeurer dans la visée du gestionnaire de s’assurer que son monde reste aligné avec les objectifs de l’équipe et qu’il y a une belle collaboration entre les membres. »

Devons-nous en conclure qu’avec la multiplication des nouvelles technologies, il faudra aussi multiplier les moyens de virtualiser la carotte et le bâton? C’est, au contraire, l’occasion ou jamais, croit Xavier Thorens, de la firme de chasseur de têtes Thorens Solution, qui elle-même favorise le télétravail, de décrocher d’un mode de motivation basé sur le contrôle et de travailler sur l’attachement envers son entreprise et son équipe. Les gestionnaires peuvent stimuler cet attachement en misant sur le soutien, mais aussi sur la confiance qui leur est témoignée par cette liberté octroyée :

Photo de LinkedIn Sales Navigator sur Unsplash. Des employés prêts à passer un quart d’heure sur un détail technique, le dimanche matin, ça se mérite! 

« Pour moi, le fait de pouvoir faire confiance à des gens me permet de partir du bureau et tout roule. Je n’ai pas besoin de contrôler. Je donne des objectifs et les ressources. Lorsque les gens voient la confiance que l’on met en eux, ils développent leur autonomie. Ils vont donc prendre à cœur les succès de l’entreprise et même de leurs collègues; s’ils ont besoin d’aller chez le médecin, ils n’ont pas besoin de ‟billet de médecin”. Avec le télétravail, si elle va chez le médecin, après, elle revient et elle finit ses choses. Elle est traitée en professionnelle, telle qu’elle est. » – Xavier Thorens, fondateur de Thorens Solutions

Mais il ne faudrait pas simplifier la formule à l’excès, en pensant que plus un patron finit par se trouver loin des yeux, plus il se trouve près du cœur. Xavier Thorens soutient, au contraire qu’accorder de l’autonomie, c’est avant tout s’assurer que chacun a tous les moyens en main pour avancer, ce qui inclut de donner les bonnes réponses au bon moment : « Il faut comprendre que le gestionnaire est souvent celui qui doit prendre la décision, finalement, non seulement lorsqu’elle est litigieuse, mais lorsque plusieurs options pourraient être présentées. Si un employé demande ‟J’ai ces trois différentes options. Moi je préfère celle-là. J’avais besoin de ton aval pour continuer.”. Si on n’y répond pas tout de suite, on va saper le besoin d’autonomie et le besoin de l’individu de se sentir compétent. On crée un désengagement. ».

Le serveur web ne suffit pas à la tâche

Le professeur de ressources humaines Victor Y Haines, de l’Université de Montréal, suggère aussi d’aller au-devant des coups, en planifiant des rencontres régulières où chacun peut mentionner ses irritants. Cette approche nécessite un déroulement assez souple pour inviter à évoquer des situations ne faisant pas partie des points officiels à l’ordre du jour ou pour y ouvrir la discussion :

Photo de Berkeley Communications sur Unsplash. Les employés à distance nécessite un soutien humain, mais aussi technique, en temps réel.   

« Il pourrait y avoir des réunions d’équipe virtuelles où l’on traite du travail, mais on pourrait y traiter aussi des relations et du contexte de travail : ce qui se passe bien ou moins bien dans le milieu de chacun. On pourrait donc s’intéresser aux gens, même à distance. Je crois que c’est une façon, pour le leader, de démontrer sa volonté et d’illustrer que, même si on est à distance, on peut se préoccuper des gens et de leur bien-être. ». – Victor Y Haine, directeur de l’École de relations industrielles, à l’UdeM

Mais il ne s’agit pas là non plus de s’en tenir au dialogue et aux pieuses intentions. Plusieurs limites au bon travail devraient être prévenues ou réglées à vitesse grand V, notamment tous les obstacles technologiques qui pourraient faire perdre du temps à chacun et miner les sentiments de compétence des moins technos.

S’assurer que personne ne se sente mis à l’écart par une technologie inadéquate figure d’ailleurs parmi les premiers conseils que donnerait Xavier Thorens à quelqu’un voulant tâter le terrain du télétravail : « J’insisterais sur l’infrastructure technologique. Il devrait avoir déjà tout ce qu’il faut pour que la personne ait les ressources dont elle a besoin, lorsqu’elle travaille de la maison, afin d’avoir le plein contrôle sur sa production. Sinon, la personne pourrait dire ‟Ce n’est pas juste, j’aimerais performer autant que les autres, mais je n’ai pas les moyens pour ça.” »

Les yeux rivés sur l’injustice

Les obstacles technologiques ne sont qu’un aspect parmi d’autres, aux dires d’Isabelle Tremblay qui peuvent contribuer au sentiment d’injustice susceptible de toucher les télétravailleurs. La situation de ceux qui se retrouvent en télétravail alors que d’autres gardent le fort est encore plus propice à laisser l’impression de ne pas accéder à toute l’information, aux mêmes privilèges que les autres, mais aussi d’avoir moins l’occasion de jouer un rôle d’influence et de pouvoir être reconnu pour ses efforts : « Ils ne seront pas nécessairement capables de bien démontrer la valeur qu’ils apportent, par exemple, par leurs idées ou leurs apports dans des projets. C’est plus difficile de les faire valoir que lorsque l’on est près des yeux et près du cœur. C’est parfois plus facile de se rappeler les bons coups de l’employé que l’on voit tous les jours. »

La crainte d’une injustice peut concerner les salaires, mais aussi la possibilité d’accéder à une promotion ou à d’autres avantages ou accès privilégiés à l’information, qu’ils soient réels ou sujets à interprétation. Ce sentiment d’injustice peut aussi se jouer dans les deux sens, explique Xavier Thorens : « La pression peut aussi venir d’une certaine jalousie de ceux qui se demandent ‟Pourquoi, lui, il a droit au télétravail?”. Donc, la perspective d’une injustice peut faire régner cette pression sociale. ». Trouver le juste équilibre est d’autant plus complexe dans un contexte où, justement, dans une logique d’autonomie, une personne est rémunérée en fonction de ses résultats plutôt qu’à partir d’une grille horaire.

Pourtant, insiste Xavier Thorens, les employeurs ont intérêt à se trouver des règles cohérentes, et qui soient ainsi perçues aux yeux de tous, sous peine de risquer de susciter une attitude de désaffiliation de la part de ceux qui se sentent oubliés : « Il faut regarder ce que dit la science : il y a une corrélation extrêmement forte entre le désir de demeurer au sein d’une équipe et la perception d’un employé qu’il y a de la justice au sein de son organisation. Cela signifie qu’il faut attribuer beaucoup d’importance, dans nos modèles de gestion, à la justice réelle, mais aussi au sentiment de justice, tant au niveau décisionnel, interactionnel, que dans la façon choisie de diffuser nos décisions. »

Plus de canaux, moins de coulisses

Quelques-uns de ces principes auraient-ils été de mise bien avant que les gestionnaires se retrouvent emmurés derrière leur écran? Sans doute. Bien sûr, ne plus voir le regard de l’employé surchargé brise peut-être un peu moins directement le cœur du gestionnaire octroyant un partage de tâche contestable. Mais Victor Haines, directeur de l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, assure que ce genre d’iniquité n’a pas attendu l’ère virtuelle pour apparaître : « Dans les milieux de travail traditionnels, les charges ne sont pas toujours distribuées équitablement. J’imagine que c’est aussi possible en situation de télétravail. Au bureau, on va souvent donner les mêmes dossiers aux mêmes personnes, parce que l’on sait que ça va se faire. »

À savoir si la technologie parvient maintenant bel et bien à remplacer l’effet des discussions en coulisses qui, bien souvent, servent à tâter le terrain, avant les rencontres avec le grand patron, Xavier Thorens indique qu’il ne s’inquiète pas vraiment à ce sujet. Au contraire, il lui semble que de favoriser les occasions où toutes les personnes pourront être informées simultanément, et dans les formes, contribue davantage au maintien des bonnes relations que le contraire : « Lorsqu’il y a beaucoup de communication en coulisse dans une entreprise, c’est un symptôme qu’il y a quelque chose de déficient au niveau de l’organisation, de la communication, de la confiance entre les dirigeants et les employés. Je dis ça dans le sens où, lorsqu’il y a une problématique, on devrait pouvoir l’adresser à la bonne personne directement et sans délai. C’est ainsi que l’on parviendra à maintenir une bonne efficience au niveau des équipes de travail. Pour le reste, c’est plutôt de l’informel et de prendre des nouvelles pour des raisons plus sociales. »

D’après ce gestionnaire, les rôles devraient donc être, d’emblée, clarifiés, et l’information d’influence diffusée en fonction des rôles officiels, et non du fait de travailler à la permanence ou en électron libre, ou se partager de manière informelle, en fonction du contexte du moment ou des affinités : « Si on décide que c’est seulement l’exécutif, on ne devrait pas dire ‟Je n’en parlerai pas au directeur des ventes, parce qu’il travaille de chez lui et comme on ne sait pas trop ce qui va arriver avec lui.”. Si la décision officielle, pour maintenir la justice informationnelle, a été que tous ces niveaux de direction devraient être informés, il faut la donner en tout temps aux personnes concernées, et que ce soit accessible. ».

Savoir planifier chaque mot

Mais tout diffuser à tout le monde de peur que quelqu’un, quelque part, se sente négligé constitue déjà une pratique trop répandue, aux yeux des experts rencontrés, qui relève davantage de la mauvaise gestion que de la transparence. Ceux-ci évoquent les pertes de temps que cela occasionne. La psychologue organisationnelle chez D-Teck et chercheuse à l’UQAM Annie Foucreault encourage à faire confiance en la capacité des employés d’accepter que toutes les informations ne soient pas pertinentes pour tous. Cette acceptation suppose néanmoins que le fonctionnement des communications soit planifié pour que chacun comprenne son rôle : « Et je pense que, dans ce contexte, la transparence du leader doit être aussi importante pour dire qui doit être impliqué à quelle étape, en début de projet. Dès le début de projet, tout le monde devrait être au courant de qui et de quand il sera impliqué. Je pense que cela se fera de la même façon que s’il s’agissait de rencontre en personne. »

Isabelle Tremblay conseille même d’élargir cette planification jusqu’à déterminer quel média sera le plus approprié pour chaque type de message à quel moment :

Photo d’Agefis sur Unsplash L’harmonie à distance s’étudie depuis déjà quelques décennies.

« Une des pratiques que j’ai vues dans certaines organisations que je trouvais super intéressante, c’est d’avoir une charte des moyens de communication et de quand nous les utilisons. Parfois, dans certaines organisations, ils vont avoir Teams (c’est un outil qui remplace Skype, de Microsoft. Ça permet la vidéoconférence et le tchat), et parfois utiliser le courriel. Il y a certaines technologies que l’on peut vouloir utiliser dans certains contextes : je pourrais vouloir utiliser les appels conférences lorsque nous traitons de tel ou tel sujet alors que je vais privilégier le courriel lorsque j’ai besoin d’avoir un récapitulatif de ce qui s’est dit ou pour des actions bien précises. »  – Isabelle Tremblay, consultante chez Talsom

Quelques indémodables principes de gestion entre les pixels

Et pour les leaders qui eux-mêmes sentiraient le besoin d’obtenir quelques grandes lignes directrices, Éric Brunelle (2010), des HEC propose 5 grandes pratiques, établies à partir d’entrevues de fond avec plus d’une vingtaine de gestionnaires québécois, pour éviter que les malentendus du télétravail en viennent à des conséquences virales :

  1. Organiser des rencontres en face à face en avec un employé, mais surtout, adapter la fréquence de ces rencontres aux besoins de ce dernier.
  2. Organiser des rencontres de socialisation pour faciliter l’émergence d’un sentiment d’appartenance, mais surtout, profiter de ces moments d’échanges informels pour apprendre à mieux connaître ses employés et mieux répondre aux attentes de chacun par la suite.
  3. Définir les rôles de chaque employé et les attentes du dirigeant, mais surtout, faire une mise à jour régulière et des rappels continuels à ce sujet.
  4. Parler d’avenir avec chacun de ses employés, mais surtout, établir un plan de carrière concret et réaliste pour chacun.
  5. Accorder un soin particulier aux communications écrites, mais surtout, vérifier constamment la compréhension par les subalternes des messages envoyés.

Pour réellement ouvrir la porte au télétravail

Photo by Thom Holmes on Unsplash. L’absence n’est plus une excuse pour fermer la porte à son équipe.

Certains principes traversent harmonieusement les décennies, ce qui n’empêche pas les technologies d’évoluer pour tenter de saisir la fibre plus « nerveuse » des organisations.  Isabelle Tremblay évoque avec émerveillement des façons que développent les logiciels pour amenuiser cette différence entre la gestion en ligne et en personne. Elle mentionne des logiciels qui cherchent à reproduire la culture informelle propre à chaque organisation, quitte à révéler les « vices » des gestionnaires moins à l’écoute en cours de route : « On a des statuts, sur Team, on peut se mettre ‟occupé” ou ‟disponible”. Je dirais que le réflexe que j’aurais, pour celui qui montre toujours le statut ‟occupé”, ce serait d’aller moins le déranger pour une conversation informelle et rapide, pour un tchat, par exemple. Cela pourrait donc avoir le même effet que quelqu’un dont la porte est toujours fermée. ».

Et cette disponibilité à entendre les interrogations, les inquiétudes ou les doléances de ses employés, quelle que soit la façon dont elle se manifeste, contribuerait davantage à l’image de transparence d’un gestionnaire qu’une suite de rencontres bien planifiées. Elle le fait en offrant un espace pour gérer les zones grises avec les personnes directement concernées avant que les choses ne s’enveniment. Xavier Thorens remarque que le télétravail pousse même parfois plus loin le principe de la « politique de portes ouvertes » puisque les gestionnaires comme lui n’ont plus l’excuse de dire qu’ils sont absents du bureau.

Il va sans dire donc que, pour lui, la situation de télétravail ne justifie pas le renoncement à son rôle de coach : « Comme je le disais souvent lorsque je faisais du conseil et du redressement, si tu n’as pas le temps d’aller voir ton équipe, de parler à chacun, de leur donner de la rétroaction, tu n’as pas le temps d’être superviseur. Tu deviendras un analyste ou autre chose, mais si tu ne perçois pas l’importance de ces éléments, ce n’est pas ta place comme superviseur, parce que c’est ça, ton rôle, lorsque tu supervises. Le rôle du superviseur est d’exprimer où on s’en va et de regarder avec son équipe comment on y arrive, quels sont les outils et l’écart entre notre situation et là où on doit aller pour atteindre nos objectifs. Son rôle est de coacher, former, donner les outils, qu’on le fasse via un entretien Skype, via le téléphone ou les courriels. »

Pourquoi cet article n’aborde-t-il pas plus directement le télétravail en situation de crise? Parce que cela a déjà été fait dans le premier épisode de cette série. Découvrez-le par vous-même, avec Se brancher pour survivre!

Maintenant, nous admettons que cet article ne révèle pas encore tous les secrets pour se sortir plus forts et plus unis d’un contexte de télétravail. Mais dans quelques jours, l’article Demeurer virtuellement vôtres amènera nos chercheurs à répondre à vos interrogations.

Si, malgré tout, la vie de gestionnaire en télétravail vous semble lourde à porter, voici un brin d’humour pour alléger l’ambiance.

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Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.