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On n’a jamais médit autant contre les médias. Peut-être parce qu’aujourd’hui, chacun a sa plateforme Facebook, Twitter et YouTube pour le faire. Mais ces internautes se rendent-ils compte à quel point, en s’emparant de leur clavier, eux-mêmes entrent dans cet univers médiatique « bête et méchant » et des impacts possibles de leurs propos sur leur propre vie publique et professionnelle?
Le trait d’humour auquel on appose un « j’aime » à 3 heures du matin ou une montée de lait sur sa journée de travail n’ont peut-être pas vraiment de visée éditoriale, pas plus que la photo de soi avec son dernier bikini sur une plage cubaine. Cela ne vise que les proches, pourtant…
Pourtant, votre patron peut voir votre contenu et sait que ses clients peuvent y accéder aussi. A-t-il d’autres recours qu’un « bonhomme colère » sous votre photo pour vous convaincre de préserver votre image d’employé modèle?
On a tous plus ou moins entendu parler des quelques employeurs qui poussent la malice jusqu’à scruter vos réseaux sociaux avant de décider de vous engager. Mais saviez-vous que cette proportion d’employeurs peut s’élever à 70% d’après le sondage de la firme américaine Carrer Builder réalisé auprès de presque 2500 gestionnaires en 2017, une hausse de pas moins de 10% en un an, selon leurs données ?
Selon cette source, avant d’y vérifier la concordance entre les prétentions de votre CV et les détails de vos «Stories» (objectif de 27% des employeurs) ou encore de vos aptitudes à communiquer (également 27%), les futurs employeurs y cherchent:
- Les contenus inappropriés ou provocateurs (39%)
- Des signes de consommations de drogues ou d’alcool (38%)
- Des commentaires racistes ou sexistes (32%)
- La manière dont vous avez parlé de vos ex-employeurs (30%).
Bref, autant de raisons et de chiffres pour amener les avocats et défenseurs de droits québécois à s’inquiéter et à alerter sur l’utilisation potentiellement discriminatoire de telles pratiques. Mais, une fois traversés tous ces filtres et enfin en poste, vous vous pensez sortis du bois? Si vous le pensez, vous êtes encore bien au fond du pays des licornes.
Voilà pourquoi, bien que des forums et des groupes aient été créés pour favoriser la libre critique ou d’autres, comme «Les Parents indignes de Rosemont» ont aidé beaucoup de nouveaux parents à relâcher la pression, Me Jean-Guy Villeneuve, avocat associé conseil chez KSA avocats, déconseille vertement de se laisser aller à créer un groupe d’«employés indignés» ou même seulement de décharger vos frustrations quotidiennes à propos de votre lieu de travail sur votre propre page, même une fois rendu dans le confort de votre foyer.
«Lorsque vous rentrez chez vous et que, dans les réseaux sociaux, vous décidez de parler de votre travail, vous créez un lien avec votre employeur. À ce moment, l’employeur a le droit de se préoccuper de ce qui est dit sur lui ou sur son travail, parce que l’employé a amené son travail dans sa vie privée. Donc, l’employé n’a plus la protection de sa vie privée.»
L’intrusion acceptable dans vos discussions
Jusqu’à quel point l’employeur a-t-il l’intérêt et le droit de consacrer du temps à surveiller vos discussions de travailleurs confinés? La réponse à ces deux questions va de pair puisque, pour avoir le droit d’explorer votre «vie intime» en ligne sous toutes ses coutures, l’employeur se doit, selon la loi, d’avoir de bonnes raisons. Mais même si ces intrusions ne peuvent pas s’appliquer systématiquement, de « bonnes raisons » de justifier des filatures sur des travailleurs ou encore des analyses pour vérifier la sobriété d’un employé arrivant au travail, les employeurs en ont trouvé bien avant l’invasion des médias sociaux.
La même règle s’applique aux réseaux sociaux, explique Me Villeneuve qui défend chaque jour la position des employeurs. Mais ici, d’autres enjeux, comme la confidentialité ou l’image de l’entreprise, peuvent motiver cette démarche : «C’est une intrusion raisonnable, acceptable, de votre employeur dans votre vie privée de vérifier les informations qui attaquent sa réputation sur Facebook, si c’est un de vos employés qui véhicule cette information ou un réseau de vos employés, parce que, de façon raisonnable, les informations qui sont véhiculées ne pourraient pas parvenir autrement que par un employé ou, peut-être, de proches ou de bénéficiaires qui seraient sur ce même réseau.»
En plus de veiller à sa réputation, l’employeur a la responsabilité de préserver celle de ses clients ou bénéficiaires, mais aussi celle de ses employés. Me Villeneuve mentionne qu’en conséquence, rager contre une collègue en petit comité virtuel ou, pire, tenter de régler brutalement ses comptes en ligne avec les collègues, ainsi que tout autre comportement assimilable de près ou de loin à du harcèlement, pourraient aussi mener à des sanctions: «Autrement dit, cela fait partie des obligations de l’employeur, même dans un bon milieu de travail. Et un milieu exempt de harcèlement psychologique fait aussi partie de ses obligations légales. Plusieurs lois parlent de la protection de la santé et de la sécurité. Aller vous défouler dans les médias sociaux, ça met les tiers en cause et au courant de la situation. La question de confidentialité peut venir, en plus, compliquer tout ça.»
Et les traces écrites risquent de se retourner contre leur auteur encore plus qu’une insaisissable conversation de fond de couloir.
Un vent de rumeur au Far West virtuel
Ce droit à la confidentialité et à la réputation limite aussi la possibilité de sortir la pression en famille ou de laisser simplement la porte ouverte lors d’une réunion Zoom, si cela touche des dossiers réclamant une forme de confidentialité.
Pire, même le simple fait de lâcher la pression en famille ou entre copains sur un thème qui n’est pas explicitement marqué par le sceau de la confidentialité professionnelle peut donner lieu à de sanctions, si l’information en question est reprise au vol ou mal interprétée par une ou des personnes qui relaient l’information jusqu’à ce que la réputation de l’entreprise s’en trouve entachée, rajoute Me Charles Tremblay Potvin, spécialisé en droits et libertés à l’Université Laval: «C’est-à-dire que si on parle de l’intention, l’employé ne doit pas chercher à entraver l’intérêt de l’entreprise de manière intentionnelle …mais même de manière non intentionnelle ! L’employé doit agir de façon prudente et diligente, c’est-à-dire de façon raisonnable pour éviter de se mettre dans une situation qui contreviendrait à l’intérêt ou à l’image de l’entreprise.»
Cela dit, toutes les écorchures à l’ego de l’employeur ou des collègues n’ont pas la même gravité. Et cela devrait être pris en considération dans un jugement ou une mesure disciplinaire. La taille du réseau et l’intention, ou non, d’ouvrir la discussion à un vaste auditoire constituent également des éléments à considérer. Mais dans ce contexte en effervescence, les points sur lesquels il reste encore à statuer définitivement sont tellement nombreux que Me Tremblay Potvin en parle même comme un «Far West» virtuel.
Alors ceux qui pensent alors s’en tirer en comptant sur la dimension plus privée de leur petite communauté vont toutefois un peu vite en affaires. À l’avis de Camille Alloing, professeur en communication sociale et publique à l’UQAM, un interlocuteur, même avec des «amis» dûment sélectionnés, n’en soumet pas moins son discours à 5 ou 6 reporters en puissance, pouvant reprendre ailleurs intégralement son discours, avec ou sans leurs commentaires personnels, ce qui n’a plus rien à voir avec une conversation entre quatre murs de béton: «Peut-être que je vais, par hasard, prendre quelqu’un comme ami …qui lui va republier. Donc, je m’exprime dans un espace où ce que je dis peut être accessible à d’autres. Même si cela ne l’est pas fondamentalement, ça peut l’être.»
Le fait de ne pas avoir cherché à nuire demeure, en effet, un autre aspect à considérer. Mais ceux qui négligeront ces risques ne pourront pas demander à Me Charles Tremblay Potvin de leur promettre de ressortir totalement dédouanés d’un tel imbroglio:
«Au fond, ça appelle à la prudence. Donc, ce ne sera pas nécessairement considéré comme une faute intentionnelle de la part de salarié qui a écrit quelque chose contre son employeur sur Facebook, mais cela pourrait être considéré comme une négligence, qui est tout aussi fautive et qui pourrait quand même mériter une sanction.»
Des conflits d’images et d’intérêts
Se dépêtrer à travers les règles associées au harcèlement ou aux récriminations contre l’employeur représente déjà un défi notable. Mais un devoir de cohérence envers les valeurs de l’entreprise et celles de ses collaborateurs amène une autre couche de complexité.
Ainsi, pour une personne responsable de représenter et maintenir des valeurs claires en milieu de travail, démontrer un tout autre visage sur ses réseaux sociaux comporte certains risques. Me Tremblay Potvin cite à ce propos l’exemple fictif d’un policier conspirationniste: «Ça pose quand même plus de problèmes, parce que son employeur a pour mission de faire respecter les mesures sanitaires. Donc là, est-ce qu’il y a un conflit d’intérêts? Possiblement. Est-ce que l’employeur pourrait douter, ou plutôt, est-ce que le public pourrait douter de la capacité de ce salarié à remplir correctement ses fonctions s’il devient une espèce de porte-parole des critiques à l’égard des mesures sanitaires?»
Les sous-traitants et autres collaborateurs doivent veiller, eux aussi, à éviter les pratiques qui entacheraient la réputation de leur client, à cause de l’article 2100 du Code civil. Le devoir de loyauté oblige toutefois encore plus directement les employés à se conformer aux valeurs de l’entreprise, ce qui implique d’éviter toute forme de conflits d’intérêts. Un travailleur occupant un autre emploi ou possédant sa petite entreprise pourrait alors porter particulièrement flanc à ce genre de suspicions.
L’employeur ne peut pas interdire, d’emblée, ce genre de double emploi, mais il peut parfois évoquer une incompatibilité, sans même avoir à mentionner des pratiques douteuses sur le plan légal ou réglementaire. Un accro aux bonnes mœurs peut suffire, si le poste exige une certaine attitude de retenue. Un des cas les plus retentissants de la dernière décennie, à ce sujet, fut la mise à pied de Samantha Ardente, une actrice pornographique également secrétaire à la Commission scolaire des Navigateurs. Me Tremblay Potvin élargit aussi ce renoncement à la vie privée à toute personne qui s’engage dans une activité qui se dit publique, comme une manifestation.
Le droit de choquer, malgré tout
Outre ces situations plus spectaculaires, il en reste beaucoup d’autres où les employeurs sentent le besoin de sensibiliser leurs employés à l’impact de leurs agissements en ligne sur les populations qu’ils desservent et, ultimement, sur leur chiffre d’affaires. C’est notamment le cas d’une directrice dans une école primaire qui me confie: «Il faut dire que nous, nous sommes une école. Notre image, devant les parents, c’est essentiel. Parfois, il y a des professeurs qui publient leur sortie des bars, à une heure du matin, après quelques verres, la fin de semaine. Une partie de notre travail, c’est justement d’expliquer aux enfants à ne pas faire cela. Comment voudrais-tu que j’explique cela aux parents?»
Espérons pour notre directrice qu’elle saura trouver les mots justes pour convaincre ses troupes, car, précise Me Tremblay Potvin, si elle décidait d’emprunter la voie légale, elle se trouverait avec le fardeau de la preuve. Dans son cas, comme dans celui d’un manifestant, et même dans celui de quelqu’un qui déciderait de filmer sur son milieu de travail, l’employeur qui veut dénoncer une faute doit être en mesure de démontrer le tort que lui cause cette action: «Parce que c’est le préjudice qui va donner lieu à poursuite. Si vous m’enregistrez pendant que l’on se parle, qu’il n’y a pas de préjudice et que vous ne le divulguez jamais, cela va être difficile pour moi de prouver un préjudice.»
Cette notion de préjudice coupe aussi l’herbe sous le pied à tout employeur qui chercherait à censurer la diffusion d’opinions ou d’images de ses employés, si excentrique qu’en soit le contenu, mais sans aucun lien avec le travail. Me Villeneuve invoque à ce propos la liberté d’expression et même «le droit de choquer» : «Si ça devient viral, à un moment donné, votre employeur peut trouver que vous prenez beaucoup de place sur la place publique. Il peut toujours dire qu’il n’aime pas ça, mais je ne pense pas qu’il puisse aller à l’extrême. Je remarque que les grandes entreprises vont parfois avoir la gâchette très rapide. Mais cela reste qu’en principe vous avez le droit de donner des opinions qui sont choquantes sur les médias sociaux sur des sujets qui ne concernent pas directement votre employeur. Votre employeur n’a pas le droit de vous congédier parce qu’il ne partage pas votre position.»
Pour échapper à l’autocensure?
Les gestionnaires comme notre directrice d’école ne s’en retrouvent pas nécessairement les mains liées puisqu’ils gardent la possibilité de modifier les politiques administratives internes de manière à éviter un prochain dérapage, ou même pour en prévenir un premier. En ce sens, à l’avis de Me Tremblay Potvin, l’exercice de sensibilisation d’un cadre auprès de son équipe garde un poids réel en ce qui a trait à son droit de gestion: «Il fait simplement informer le salarié de sa volonté. Donc, il n’y a pas eu de faute professionnelle et donc pas de sanctions disciplinaires. Et si le salarié va à nouveau à l’encontre de la directive, et bien là, ça pourrait devenir un cas de sanctions disciplinaires. Vous voyez la distinction?»
Cette mesure visant à établir une charte média, partagée au sein de l’équipe pour prévenir des accidents de parcours, est une approche de plus en plus valorisée, mais non sans risque pour la liberté d’expression. Car la situation des enseignants et de l’équipe de soutien des écoles, qui représentent directement leur entreprise dans leurs interactions quotidiennes avec la population, est loin d’être exceptionnelle. D’après le groupe de recherche Cirano, en 2017, 80% des travailleurs québécois exercent leur emploi dans le secteur des services.
L’expertise de Charles Tremblay Potvin ne le porte cependant pas à croire que cela justifierait d’étirer l’élastique jusqu’à imposer des restrictions à la liberté d’expression à tous les travailleurs de services sans une raison valable: «Je ne vois pas de problème à ce qu’une caissière chez Provigo ait des opinions colorées sur ses réseaux sociaux. Ce pourrait être différent dans un contexte particulier, mais en règle générale, il faut respecter la liberté d’expression.»
Reconnaitre le poids des mots
L’impact d’une remarque un rien cynique sur la vie à l’intérieur d’une organisation a cependant parfois plus d’impact qu’on l’imagine. Elle peut sembler bien anodine, comparée aux déferlantes de critiques écrites sur les réseaux sociaux ou les espaces d’évaluations de Trip Advisor ou de Google, qui, justement, ont tellement la cote aujourd’hui.
Pourtant, à travers cette masse critique, Camille Alloing prévient que l’accès privilégié des employés les met à risque de faire perdre beaucoup plus de points de crédibilité durement gagnés par l’organisation auprès des client pour les amener à se fier à l’expertise de ses équipes : « Si une entreprise travaille cette réputation et que vous avez un collaborateur qui dit ‟Vous savez, moi je dis à tous mes clients que j’ai cette cafetière à la maison, donc, méfiez-vous lorsque vous allez dans le magasin”, l’entreprise devient un peu embêtée, parce que la réputation qu’elle essaie de construire pour générer de la confiance s’écroule très rapidement. »
On n’a pas toujours, il est vrai, un expert de l’image ou du droit à consulter avant de se lancer en ligne. Me Villeneuve croit néanmoins que quelques règles maison peuvent servir de baromètres, si ce n’est pour éviter tous les accros à l’image bien lisse de son employeur, au moins pour ne pas se faire accuser de déloyauté après une confidence un peu trop partagée:
Le test que je pourrais recommander, justement, c’est que si l’employé qui parle sur les réseaux sociaux dit des choses sur son employeur, il peut se demander ‟S’il s’agissait d’un collègue de travail que j’ai en haute estime, avec qui je suis proche, est-ce que je dirais la même chose?” Si c’est non, ça veut dire que ce qu’il dit est à risque. S’il n’est pas capable de faire le test vis-à-vis un collègue de travail, autrement dit, il ne parlerait pas d’un collègue comme ça sur les réseaux sociaux, c’est vrai aussi pour son employeur.
Me Jean-Guy Villeneuve
D'autres pistes de solutions
De là à savoir si tout ce que l’on dira épargnera toutes les susceptibilités imaginables du grand public, c’est une autre histoire. Est-ce que la directrice qui m’a demandé de demeurer discrète sur son nom, quant à elle, souffre d’une totale censure? Est-elle condamnée à taire sa précieuse expérience et ses positions citoyennes? Question de perspective. Elle m’autorise quand même à utiliser son témoignage dans mon article.
En relayant ses propos avec assez peu de détails sur elle-même, elle réduit considérablement le nombre de personnes susceptibles de la reconnaitre et, surtout, elle s’évite d’avoir à justifier ses propos devant la déferlante de critiques, s’il y en a.
Voilà donc quelques heures de gagnées pour elle pour s’occuper et sensibiliser directement son équipe. Ce sera à l’intervieweuse du média (comment disions-nous déjà… « bête et méchant »?) de s’occuper des commentaires.
Vous trouvez quand même le choix de cette gestionnaire de s’adresser au journaliste est risqué? Il peut l’être, confirment en cœur les avocats, ainsi que des experts des communications et des ressources humaines, surtout lorsqu’il s’agit d’alerter la population. Pour savoir pourquoi des milliers d’employés trouvent tout intérêt à se contenter de régler leurs problèmes à l’interne, suivez le cas de «Madame X» dans le premier article de cette série Entre mythe et pénalité.
Vous faites confiance à vos employés, mais craignez avant tout le jour où ils se feront pointer une caméra en plein visage ou derrière leur dos, en plein travail, contre leur gré? Voyez comment aborder ce problème dans Le Mutisme, une réelle solution?