Bien équipés pour l’empathie, derrière le masque?

La table est maintenant mise pour la continuité des habitudes de commandes en ligne et de repas pour apporter. Même les grands-mamans ont appris à utiliser Amazon, ou du moins leur téléphone, pour recevoir leurs produits en toute sécurité. Plus que jamais alors, la qualité du service constitue le nerf de la guerre, pour que les clients continuent à venir chercher un peu d’expertise et de chaleur dans leurs magasins de quartier.

Daniel Gallant, même s’il peut se positionner à titre d’expert au développement d’une formation spécifique au service en temps de pandémie de l’ITHQ, croit que ni l’expertise, ni une assiette de pétoncles nec plus ultra ne laisseront, à eux seuls « le » souvenir suffisant pour se démarquer et ramener un client : «Partout au monde, on offre des hôtels de qualité, des restaurants qui vendent de la bouffe délicieuse. On retrouve cela un peu partout. Les gens vont revenir dans une destination parce qu’ils s’y sentent bien et différemment qu’ailleurs. C’est là où l’importance des relations humaines est primordiale.»

Dans les formations en marketing et service à la clientèle, l’heure est également aux discours sur les avantages de fidéliser un client plutôt que de viser des conquêtes multiples et éphémères. Et pour ce faire, explique Laëtitia Missipo-Ndembat, coordonnatrice à la formation chez Détail Québec, il faut, en plus de connaître son produit, comprendre et manifester un intérêt réel envers la personne à qui on les destine : ses besoins, ses préférences, le rythme du parcours d’achat qu’elle préfère adopter : «Ce n’est pas grave s’il n’achète pas aujourd’hui. Mais s’il a une bonne impression, parce que j’ai su aller à la rencontre de son besoin, lui poser les bonnes questions, m’intéresser à lui, peut-être que son achat, aujourd’hui, il ne peut pas le faire, mais dans deux semaines ou un mois, il va revenir vers moi pour le compléter. Peut-être qu’il enverra quelqu’un de son entourage en lui disant ‟Tu sais, j’ai été là-bas et j’ai été servie par Laëtitia. Elle a vraiment bien cerné mon besoin. Tu peux aller là-bas. Elle pourra te conseiller.”»

Pas de quoi en rire

Cette expérience suppose aussi, précise Louis Fabien, auteur de Le marketing de services, une accumulation de gestes simples, accompagnés d’un sourire qui ne ment pas et d’une sollicitude que se maintient jusqu’au bout : «Avant la transaction, c’est beaucoup plus d’être capable d’être empathique et de sourire. Ce n’est pas tout le monde qui sourit de façon naturelle : c’est quelque chose que nous apprenons aux employés. L’autre cas, c’est surtout après, lorsque l’employé a transigé et qu’il y a des problèmes : souvent, une façon de désamorcer un conflit, cela peut être d’essayer de mettre une touche humoristique pour essayer de calmer le client et d’être capable de résoudre le problème.»

Et encore, la question de l’humour est elle-même une pomme de discorde, certains des experts rencontrés considérant le risque beaucoup trop grand, lorsque les émotions sont à fleur de peau comme en ce moment. Le seul consensus sur ce point étant qu’il faut éviter à tout prix d’imposer cette approche ou des phrases préfabriquées à ceux qui ne sont pas naturellement enclins à y faire appel.

La chaleur humaine à rude épreuve

Couple consultant un téléphone dans un centre commercial

Crédit photos de Gustavo Fring sur Pexels

Les nouvelles générations de première ligne auront d’ailleurs à puiser dans toute les ressources de leur savoir-être pour garder le sourire, dans les temps qui courent, parce que le contexte ne prête pas nécessairement aux relations les plus pacifiques avec la clientèle, sur le plancher. Outre l’humour qui passe parfois moins bien, sous le masque, Daniel Gallant croit que les limites de compréhension qu’imposent les masques et les Plexiglas obligent les personnes en première ligne à faire preuve de beaucoup de créativité et d’expressivité : «Même moi j’ai de la difficulté à entendre les gens avec un masque. Le ton et le débit deviennent donc encore plus importants dans un contexte de service. Tout le para verbal est encore plus important. Nous avons plusieurs outils, comme donneurs de services. Nous avons le sourire, le non verbal, le verbal, le para verbal.»

Un besoin de relations humaines qui n’exclut toutefois pas de s’assurer de connaître assez bien sa clientèle cible pour lui assurer une expérience optimale, dont chaque moment gagne à être planifié pour en évacuer les irritants, et ce, des premiers moments de magasinage en ligne. On est donc loin de tout faire reposer sur le moment d’étincelle entre le client et le conseiller. La planification devrait aussi intégrer tout ce qui constitue l’environnement proposé au client, de la recherche d’informations préliminaires jusqu’au service après-vente, en passant par une salle d’attente agréable, s’il y a lieu.

Sentiment d’urgence dans la file d’attente

Or, voilà maintenant quelques mois que les clients rongent leur frein entre quatre murs et se confrontent à la cacophonie et aux ralentissements des services à la clientèle en ligne, relate Louis Fabien.

«Je vois maintenant le service à distance, au téléphone; à cause des gens qui travaillent en télétravail, et des entreprises qui n’ont pas le même nombre d’employés qu’avant, nous attendons parfois au téléphone durant des heures avant d’avoir une ligne …si on en a finalement une. Dans les points de service, nous attendons avant d’entrer, puis nous attendons à l’intérieur, avant d’attendre à des comptoirs.» Louis Fabien, auteur et professeur aux HEC Montréal

File d’attente, avec une personne tentant d’enjamber la corde guidant la foule.

Crédit photo de aykapog sur Pixabay

Et, lorsque la clientèle se décide enfin à braver les risques sanitaires jusqu’à l’entrée du magasin, la chose la plus redoutée, et reprise en boucle dans le discours du système de santé, est de se tenir loin les uns des autres, ce que les files d’attente et la proximité des caisses ne permettent pas toujours. Peut-on alors aspirer à un arrimage harmonieux entre leur état d’esprit et celui des employés, portant parfois le gel hydroalcoolique d’un côté et le vaporisateur de l’autre, préoccupés par la responsabilité de tout désinfecter, parfois jusqu’après les heures de fermeture?

Attention, savoir-être en reconstruction!

Comment aussi, lorsqu’on nous répète que la survie de la clientèle et de nos pairs est entre nos mains, continuer à mettre la relation empathique à la clientèle en haut de la liste? Daniel Gallant reconnaît que cette diversification des responsabilités contribue à le faire oublier : «Et, à force de taper sur le clou, ça devient la raison première d’un employé d’assurer la sécurité des autres employés. Et cela n’inspire pas la confiance. Le problème aussi, c’est que lorsque nous donnons un conseil à un employé et qu’on lui dit que c’est sa responsabilité de faire en sorte que tout soit nettoyé et que tous les clients qui entrent se lavent les mains, l’instinct premier devient de commencer avec cela.»

Et ce spécialiste de l’accueil se dit loin d’être convaincu qu’un torchon à la main parviendra mieux qu’un sourire à rassurer les clients. Il demeure également convaincu qu’un climat de confiance et de sympathie convertira plus aisément les distraits et les récalcitrants de l’importance d’adopter une attitude plus rassurante pour leurs hôtes et les autres clients : «C’est important d’établir une relation humaine avec la personne avant de vouloir l’éduquer. Et lorsque je dis ‟Établir une connexion humaine”, ce n’est pas de s’asseoir pendant 15 minutes et de s’informer sur sa vie. Mais il y a une approche qui est plus humaine, où nous regardons les gens dans les yeux et nous prenons le temps de souhaiter la bienvenue à cette personne, pour vraiment la regarder et, ensuite, l’éduquer sur les consignes que l’on doit suivre afin de pouvoir entrer et circuler dans le commerce. Mais ça, c’est quelques secondes.»

Nettoyage autour de la caisse enregistreuse

Crédit photo de Polina Zimmerman sur Pexels

L’empathie à la rescousse

Et pour cause, une fenêtre d’espace-temps de quelques secondes constitue la limite de ce que peut s’offrir un pourvoyeur de service, avant de dépasser la ligne rouge de la santé publique. Ce qui ne réduit pas nécessairement la pression à la performance, sur le plan humain. Quelques minutes, c’est souvent aussi moins qu’il n’en faut pour interpréter la résistance ou la maladresse de certains clients comme un manque de respect envers le commerce ou envers leur propre santé, ce qui peut réduire leur attachement envers la clientèle ou le lieu de travail.

Et Daniel Gallant sait qu’il n’est pas nouveau que des employés moins engagés émotionnellement, par dépit ou par peur de s’attirer des ennuis, abandonnent ou évitent d’interagir plus promptement avec le client dont le visage s’assombrit ou qui ne répond plus de façon attendue aux phrases d’accroches habituelles : «On préfère se concentrer sur le prochain. C’est un problème. C’est la clé de la fidélisation. Si nous laissons tomber un client irrité, il nous laissera tomber aussi. Mais si nous le récupérons, il y a une possibilité qu’il devienne un client fidèle.»

Pourtant, comme tous les autres experts rencontrés, Daniel Gallant persiste à croire que si les employés parviennent et s’offrent l’occasion de décoder les besoins et les causes de réticences des clients, ils parviendront à maintenir au minimum les confrontations qu’ils redoutent tant : «Ce qui arrive, c’est que, parfois, nous arrivons devant ce qui nous semble être un mauvais client, mais au fond, c’est simplement un client qui passe un mauvais moment. Comme donneur de services, je dois me pencher sur son état d’âme.»

L’appel à l’humanité responsable

L’écoute de l’autre, avant de tenter de lui imposer des règles trop rigides, contribuerait donc aux rapports quotidiens en milieu de travail, mais aussi, renchérit Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, professeure d’administration à la TÉLUQ, au respect d’une certaine équité «C’est alors d’avoir une attitude qui soit plus souple ou tolérante envers les concitoyens qui vivent des difficultés», résume-t-elle.

Au nom de ce principe, Laëtitia Missipo-Ndembat admet que, dans certains contextes, il vaudrait mieux prendre la liberté d’assouplir les règles : «Je pense qu’il faut quand même rester humain avant tout. Par exemple, une personne âgée va enlever son masque pour mieux s’exprimer : c’est sûr qu’elle ne devrait pas le faire, mais nous comprenons que nous avons face à nous une personne avancée en âge, qui entend moins bien. Alors nous allons garder une petite gêne.»

Analyser la personne devant soi demeure donc une des pratiques hautement valorisées, afin d’éviter des réactions trop impulsives. Manuel Champagne incite toutefois à user de prudence avec les catégorisations, puisque de juger un peu trop vite un client en fonction de sa difficulté d’adaptation, de son âge ou encore de son pouvoir d’achat, contribue souvent à aggraver les choses. Il rapporte aussi qu’un faux pas en ce domaine pourrait avoir particulièrement mauvaise presse, en ce moment, pour l’entreprise : «À l’ère des phénomènes sociaux comme ‟Black Lives Matter”, on devrait encore moins juger. C’est la pire chose à faire. On parle beaucoup de discrimination systémique de ce temps-ci. Mais le jugement nous mène directement là.»

Homme noir observant une scène, téléphone à la main.

Crédit photo de Ono Kosuki sur Pexels

Pour Gilles LeVasseur, qui enseigne la gestion à l’Université d’Ottawa, cette compréhension de l’autre devrait également se manifester par le fait que, parfois, le client se présente avec des raisons bien légitimes d’être excédé, même si les étapes ayant eu raison de sa patience ont précédé les regards qui nous ont croisés, le jour même, au magasin. L’empathie devrait alors transparaître dans les moyens qu’offre l’entreprise pour pallier à ses propres lacunes, et non seulement par le plus beau sourire possible dans la voix du commis de plancher lorsqu’il se retrouve à annoncer : «Désolé, c’est à cause de la COVID».

« Il doit y avoir une réciprocité. Il ne s’agit pas que de parler. Il doit y avoir un gain concret pour les individus. Il faut travailler cette relation, pour que si les gens vivent une frustration, ils ne repartent pas avec l’impression qu’ils se font toujours avoir.». Gilles Levasseur, professeur de gestion et de droit à l’Université d’Ottawa

 

Et cela, à plus forte raison, d’après ce dernier, que la réalité de la COVID affectera encore les commerces durant au moins quelques années!

S’il vous plaît, sortez-moi de la COVID!

Cette disposition à l’écoute, dans un moment où la solitude pèse si lourd, constitue, en soi, une valeur non négligeable pour les clients qui, autrement se retrouveraient confinés entre quatre murs et leur petit écran. Or, la grande oreille que représente parfois l’employé de première ligne aux yeux de son interlocuteur est également propice à des situations explosives, entre le besoin d’expression et le phénomène de radicalisation de l’information.

Mais Louis Fabien est bien conscient que sur ce point, il prêche à des convertis. Les coiffeurs, les caissiers et tous ceux qui ont l’habitude de faire vite tout en maîtrisant l’art de la conversation ont compris depuis longtemps l’intérêt, et ont généralement développé des moyens, d’éviter de se lancer dans des envolées lyriques. Et, Daniel Gallant entrevoit même le refus plus ou moins tacite d’aborder la question du COVID, tout comme celles qui concernent le sexe, le sang, le sport et la politique, comme un simple rappel d’un tabou généralement admis: « On dit souvent : ‟Si vous n’aimez pas ce qui se dit, changez la conversation.”. Il y a des techniques pour cela. Si un client veut absolument parler de politique, on peut lui dire : ‟Entre huit heures et cinq heures, je n’ai absolument aucune opinion sur le COVID. Mais je sais que j’ai des consignes à imposer et que je suis là pour vous aider. Dites-moi comment je peux vous aider.”»

Daniel Gallant suggère également d’isoler une personne qui se révélerait plus difficile à faire taire : «On peut dire : ‟Allons à côté, nous allons pouvoir discuter.”». Ces différents moyens répondent à des exigences de gestion de temps, d’émotion, mais aussi de loyauté envers l’entreprise, qui ne devrait pas devoir être associée aux opinions des employés.

Gilles LeVasseur croit néanmoins que la sincérité garde sa place, lorsqu’il s’agit de poser ses limites devant les opinions des autres. Et si un «Je ne suis pas d’accord! » mène assez souvent sur une pente dangereuse, le fait d’évoquer son inconfort à entendre toujours parler de ces sujets dramatiques reste une part d’authenticité à laquelle chacun, affirme-t-il, devrait avoir droit.

Mais à l’heure où la thématique du Coronavirus envahit chaque fissure de notre existence, Gilles LeVasseur incite fortement le personnel de première ligne à faire des réserves de sujets de culture et de conversation, afin d’éviter les malaises associés aux silences : «C’est donc d’être assez transparent pour dire pourquoi nous ne voulons pas en parler. Un des problèmes que nous avons dans notre société, c’est que très peu de gens lisent pour s’instruire. Ils lisent seulement pour avoir une petite idée du monde qui tourne autour d’eux. C’est un peu ce que l’on fait sur Internet. On lit trois minutes et on s’imagine que l’on a compris ce qui se passe. Mais ils ne prennent pas le temps nécessaire pour développer une réflexion, alors ils n’ont pas de sujets de conversation. Alors, les gens qui ne veulent parler que de COVID, c’est peut-être que c’est une angoisse qu’ils ont parce qu’ils n’ont rien d’autre pour occuper leur vie.»

Pour en savoir plus

Affiche d'information

Crédit photo à Giulia May sur Unsplash

Si vous vous sentez prêt à retrousser vos manches pour approfondir les connaissances en plein développement et les moyens de les transmettre, lisez Et si on s’offrait une crise créative?

Mais si l’empathie vous interpelle avant tout, vous voulez creuser un peu plus les soucis qui se trament entre les deux oreilles des employés et des gestionnaires, il vaudrait peut-être mieux commencer par le début, avec notre article décrivant davantage le contexte de travail actuel, intitulé Une tape dans le dos, et on continue?

Pour comprendre plutôt les façons dont les équipes de travail pourraient poser leurs limites, voyez plutôt Employés recherchent pouvoir d’action.

D’accord, prendre le risque de développer les compétences sociales de ses équipes lorsque les budgets sont si serrés constitue un grande décision. Mais saviez-vous que même l’acquisition de ce type de compétence peut être évaluée? Nous approfondissions cette question dans une autre série, qui commençait avec l’article Des évaluations sur mesure pour les gestionnaires de demain.

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Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.