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D’un certain côté, ceux qui travaillent maintenant de chez eux échappent plus souvent à ces climats toxiques et certains y trouvent leur compte, assure Luc Brunet, un professeur spécialisé dans les comportements sociaux au travail à l’Université de Montréal. Mais d’un autre côté, ce que ces employés évitent en stress des rencontres indésirées entre collègues, ils le perdent aussi en gestes de sollicitude spontanée.
Et que dire des gestionnaires de qui l’on attend une attitude compréhensive et soutenante, mais qui manquent de plus en plus de signes à observer, se demande Alessia Negrini, une chercheuse spécialisée en psychologie du travail? «Moi, j’ai eu, un jour, un supérieur qui m’a dit: ‟Tu sais, Alessia, j’ai passé dans le couloir et j’ai remarqué que mon employé pleurait. Il fermait sa porte. Il arrivait dans les réunions avec des mouchoirs. On voyait que ses yeux étaient rouges. J’ai été à son bureau et je lui ai parlé.” Mais comment peut-on faire ça en télétravail ? On a donc demandé aux gestionnaires beaucoup d’adaptation. Il fallait qu’ils apprennent à gérer les équipes sur les plans personnel et interpersonnel à distance. Imaginez le défi que ça représente pour les gestionnaires qui ont été à l’école et qui ont surtout appris des notions centrées sur la productivité, le budget et le pourcentage de profits !»
Et comme les gestionnaires, eux aussi, peuvent avoir besoin de soutien, la consultante et CRHA de chez Humance, Julie Carignan, leur suggère de se former des groupes de co-développement. Cette formule connaît déjà un certain succès auprès des gestionnaires qui ne se sentent pas toujours à l’aise de se confier aux membres de leur équipe, surtout lorsqu’il s’agit de remettre en question leurs approches auprès de leurs collaborateurs. On y évaluera peut-être mieux ensemble la pertinence de faire appel à différents outils pour contrôler les problèmes de décroissance de la productivité à distance, qui se sont développés à vitesse fulgurante dernièrement. Mais Alessia Negrini est à mille lieues de croire que cette technologie de contrôle puisse réellement contribuer à une présence de qualité. Au contraire, elle exhorte les employeurs à profiter de cette distance imposée pour développer un style de gestion davantage basé sur la confiance et le lâcher-prise.
Savoir dévirtualiser la vie
Le plan que propose cette chercheuse de l’Institut de recherche Robert-Sauvé ne vise toutefois pas à tenter de transformer tous les employés en micro-entrepreneurs totalement indépendants : «Donc, l’idée ce n’est pas de passer de la microgestion à l’abandon. C’est de rassurer les gens, d’être présent. C’est de diffuser l’information pertinente sans créer de l’alarmisme. Malheureusement, il y a encore des gestionnaires qui sont maladroits. Il faut éviter des erreurs comme de planifier une réunion une demi-heure à l’avance. Parfois, il n’y a qu’un ordinateur à la maison et on est quatre, dont un enfant qui doit se connecter pour l’école et un chien à sortir. Ce sont ces petites attentions-là qui peuvent faire la différence. Les gens doivent donc se sentir soutenus, malgré la distance physique, pour éviter qu’elle devienne une distance sociale.»
Le professeur du département de psychologie de l’Université de Montréal Luc Brunet insiste aussi sur l’importance de mobiliser les équipes autour du défi de surmonter une crise en s’établissant des cadres clairement établis. Cette façon de faire devrait, à son avis, aider à arrimer la complémentarité de chacun et à constater ses progrès: «Il faut aussi que le groupe se donne une façon de fonctionner, des règles informelles, pas nécessairement des règles formelles, des normes, des rôles, et il faut que les rôles que chacun joue dans le groupe soient complémentaires. Ça, ça va tenir. Mais si, d’un autre côté, ça n’amène pas de résultats, si les gens ne sentent pas que le groupe amène quelque chose, ça ne tiendra pas.»
Les préoccupations se ressemblent parfois davantage, du moins pour un temps, lorsque les membres du groupe traversent une crise commune. Le gestionnaire n’est donc pas toujours la seule source de soutien possible. Mais peut-on espérer de ces planifications de groupe bien ficelées un soutien qui va au-delà de la performance des objectifs professionnels?
De telles tentatives pour contribuer à préserver le réseau humain risquent toutefois de finir par apparaître comme une charge supplémentaire, prévient Julie Carignan, surtout pour ceux qui se sentent obligés. Selon cette consultante, les groupes dont les réalités et les problématiques se ressemblent suffisamment sont ceux dont la formule d’entraide a le plus de chance de survivre à l’épreuve du temps: «Si on ne partage pas la même réalité, par exemple si tu as quatre jeunes parents avec une personne sans enfant, et que dans 50 % du temps du groupe d’entraide on parle de la conciliation travail-famille, la personne qui ne se sent pas concernée va vite décrocher du groupe. Ça prend donc un minimum de motivation et d’intérêt commun quant aux raisons sur lesquelles nous voulons nous entraider.»
Une bonne raison de se rassembler
Et même sans passer par des tests aussi formels, organiser des rencontres destinées à fraterniser et rappeler ensuite à certains, sur un ton de reproche, qu’ils y ont brillé par leur absence ne contribue pas davantage, à l’avis de Marie-Chantal Doucet, professeure en travail social à l’UQAM, à des liens réellement cordiaux. Contourner le problème en proposant de ménager les rencontres informatives de façon à y laisser davantage de temps et d’espace à la parole, et profiter ainsi du prétexte d’amener des contenus plus informatifs, laissent à chacun la liberté de s’y investir, ou non, émotivement : « Je pense que le fait d’amener un certain rationnel dans un moment de crise, ça aide. Par exemple, dans mon département, l’animateur qui organise nos réunions amène beaucoup de contenu technopédagogique. Par contre, si un professeur lève la main et dit ‟Moi, je trouve ça vraiment difficile parce que les étudiants laissent leurs caméras fermées. Moi, je suis déprimée. Je donne mon cours et j’ai l’impression de m’adresser à des murs.”, là, l’orienteur, son rôle est de donner un encadrement techno pédagogique, mais il va aussi entendre les émotions des professeurs. Et à ce moment-là, un autre professeur peut dire ‟Moi aussi je trouve ça vraiment difficile.”.»
Ces dévoilements s’avèrent donc utiles pour les pairs, mais aussi pour les gestionnaires qui peuvent souvent y saisir quelques bribes du contexte qui fait que la performance des certains employés varie. Il s’agit donc d’une bonne façon d’éviter de trop personnaliser les problèmes, explique Alessia Negrini : «Un collaborateur a toujours travaillé d’une certaine manière et, à un certain moment, il se retrouve en télétravail avec trois enfants à la maison. Il doit adapter l’espace et le temps de travail, puis adapter tout ça à la vie de famille. Alors comme collègue ou comme supérieur immédiat, je peux remarquer une différence. Mais est-ce que c’est parce que le contexte a changé ?»
Alessia Negrini doute toutefois que les rencontres Zoom parviennent à répondre à tous les besoins, même avec une planification sans taches. Elle suggère d’ailleurs de renoncer à l’aspiration de tout boucler en quelques heures ou de tout couvrir seulement en multipliant les réunions. Car si la proximité physique s’est dissipée, le besoin d’être vu et écouté individuellement est demeuré intact: «Un autre conseil que nous donnions au gestionnaire concernant les réunions et la communication, c’est d’avoir des objectifs clairs. C’est aussi de faire des réunions individuelles, pas seulement en groupe. Et là, on revient à la question de la santé mentale, parce que les réunions en tête-à-tête, avec seulement un employé à la fois, permettent au gestionnaire de lui parler des besoins de l’organisation, mais aussi d’écouter les besoins de l’employé, de voir s’il avait eu des difficultés. Tantôt, nous parlions de souligner les bons coups en groupe. Mais peut-être qu’il y a aussi des gens en détresse et qu’ils n’ont pas envie de le dire devant 20 personnes.»
De l’écoute plus que des affiches
Aider à l’intégration d’un petit nouveau, ou offrir un soutient ponctuel à un collègue, représente parfois un défi stimulant parce que les groupes, virtuels ou présentiels, y entrevoient une façon de s’approcher du but. Mais que les rencontres soient organisées à des fins pragmatiques, comme une rencontre Scrum, ou qu’elles aient davantage pour but de mobiliser les troupes, elles peuvent aussi devenir plus conflictuelles, irritantes ou indésirables.
D’après Julie Carignan, parfois la situation de détresse, de morosité ou d’incompétence s’étire ou accapare l’espace ou le temps de parole sans une réelle solution à l’horizon: «Donc, parfois, on est les témoins impuissants. Et il y a toute la question d’affecter le climat de l’équipe en général. Lorsque nous avons des rencontres d’équipe et que nous voulons mobiliser et que l’on aimerait se dire ‟Allons-y ! On est capables ! On va atteindre nos objectifs !” …et que l’on se retrouve en face de quelqu’un qui est plutôt dans le découragement, dans le négatif, qui a peu d’énergie, qui s’investit peu parce qu’il vit de la détresse, ça peut amener des sentiments de frustration et d’injustice dans le groupe. On peut se dire que la personne en détresse devient un poids à traîner dans l’équipe plutôt qu’une aide ou qu’un soutien à l’équipe.»
Une attitude plus pessimiste ou le besoin de s’isoler à cause d’un état de détresse peut donc mettre à mal l’enthousiasme à collaborer, si convoité par les recruteurs et si utile aux collègues. Elle pourrait aussi fragiliser l’image que la personne elle-même porte sur sa propre compétence, mentionne Marie-Chantal Doucet:
Il fut un temps où ce qui était important, c’était de faire le travail, d’accomplir la tâche, alors qu’aujourd’hui on se retrouve dans des milieux de travail où les compétences relationnelles des gens sont très demandées. Parce qu’on ne fait plus seulement ce travail à la chaîne. Ce n’est plus seulement appuyer sur un piton pour que la machine parte.
Quelqu’un qui tarde à toucher le fond avant de remonter risque alors d’émousser la patience des collègues et d’alimenter les préjugés. Et le fait de se retrouver, du jour au lendemain, avec les tâches d’une personne partie en congé peut générer encore plus de jugements et d’insatisfactions, notamment envers les « raisons de santé mentale », remarque Alessia Negrini.
Celle-ci croit que la façon dont les gestionnaires présentent les défis et le soutien demandé à tous pour compenser le temps d’absence et de rétablissement contribue parfois à aggraver, voire à causer la frustration qui se tourne ensuite vers la mauvaise personne : « Il peut arriver que lorsque l’employé revient après un congé, les collègues soient fâchés contre lui. Il y a même des gens qui m’ont dit, lors d’entrevues, que leurs collègues ne leur parlaient plus lorsqu’ils revenaient de leur congé. Ils sont allés demander ce qui s’était passé au gestionnaire, et le gestionnaire leur a répondu ‟Tu as été absent longtemps. J’ai dû donner ta charge de travail aux autres et ils n’étaient pas contents.”. Mais à ce moment-là, est-ce que c’est la faute de la personne qui a été malade, qui n’était pas là et qui souffrait ou du gestionnaire? Moi je pense que c’est le gestionnaire. »
Dans le camp des patrons
Il ne suffit donc pas de placarder ses murs de belles affiches colorées sur la santé mentale et encore moins d’éviter l’expression de la frustration des pairs. Au contraire, affirme Julie Carignan, tendre l’oreille à la frustration des collègues qui se sentent déjà dépassés par leur propre tâche, qui trouvent le départage inéquitable ou qui ont l’impression de recevoir une trop faible contrepartie pour l’effort que l’on exige d’eux, permet parfois d’éviter que ne saute la marmite : « Mais typiquement, dans le monde aujourd’hui, s’il y a déséquilibre de charges aux équipes, ça devient l’affaire de toute l’équipe, parce que ça va créer de l’iniquité, de la frustration. Donc, cela va venir miner à la fois la performance et le climat de l’équipe, en plus de nous mettre à risque de perdre notre collègue le plus fort. »
Lorsque la performance du groupe commence à être affectée, la balle tombe dans le camp du gestionnaire. Malgré la clarté des règles du code du travail à ce sujet, les règles ne sont pas toujours faciles à suivre pour lui. La mauvaise humeur ne suffit pas. Un gestionnaire ne peut insister pour qu’un employé n’entreprenne des démarches pour sa santé mentale que s’il peut nommer des conséquences tangibles de son état sur son travail, ou si ce dernier démontre des signes tangibles et mesurables de baisse de productivité. Hors de ce contexte, le gestionnaire ne peut qu’émettre des suggestions. Et les experts admettent que, sans avoir créé de lien de confiance préalable, au travail comme dans un couple, celui qui évoque, un beau jour un « Va te faire soigner! » risque d’être très mal reçu.
Or, bien que moins promptes à proposer de nouvelles idées ou à partager leur enthousiasme, les personnes en détresse s’accrochent parfois farouchement aux tâches qu’on leur concède et qui leur permettent de préserver l’impression, à leurs yeux et à ceux des autres, que certains aspects de leur vie en chamaille demeurent encore intacts, explique Luc Brunet:
Si vous avez une collègue avec laquelle vous êtes bien amie, votre patron pourrait effectivement demander ‟Peux-tu voir ce qui se passe avec elle?”, mais ce n’est pas dans notre tâche de le faire. Vous savez, que l’on soit syndiqué pas, il faut respecter le Code du travail. Mais le plus paradoxal là-dedans, c’est que l’on remarque que les gens qui commencent à souffrir de détresse, cela n’affecte pas nécessairement leur performance. Ils vont travailler de pied ferme jusqu’à ce qu’ils en tombent réellement malades.
Le bon vieil empowerment
Pour un employé, collaborer à une telle demande représente aussi un pensez-y bien, puisque Luc Brunet assure qu’un employeur ayant des doutes raisonnables pourrait pousser l’intrusion dans la vie privée jusqu’à imposer des tests sanguins à un employé tirant de l’aile, s’il présume chez lui, par exemple, un problème d’alcoolisme: une situation à laquelle aucun collègue compatissant n’aimerait se trouver mêlé.
Par contre le gestionnaire n’a pas le droit d’éventer aux collègues la gravité de la situation de l’un des leurs, qui a dû quitter le travail un moment. Alessia Negrini croit néanmoins que l’attitude d’ouverture dont fait preuve le gestionnaire au moment de présenter le problème facilite souvent ce dialogue. Demander aux collègues de contribuer eux-mêmes au «Plan B» après de départ d’un collègue favoriserait alors davantage l’adhésion de chacun que d’exiger leur compréhension: «Est-ce qu’on pourrait plutôt s’asseoir et dire ‟L’absence de votre collègue se prolonge. Vous savez qu’il était en charge de tel gros dossier. J’aurais besoin de partager les tâches. Qui veut faire quoi?”. C’est sûr que lui doit trouver quelqu’un. Il doit reconnaître les efforts de tous en donnant des feed-back, sans dévoiler pourquoi le collègue s’absente. Ça, c’est confidentiel. Mais il peut dire que l’absence du collègue amène de nouveaux besoins et, s’il n’est pas possible d’embaucher quelqu’un d’autre, il faut le dire aussi.»
Dans la mesure où le collègue en détresse n’a pas encore quitté le navire, Julie Carignan maintient également que cette démarche a tout à gagner à être faite en impliquant le premier concerné plutôt que dans son dos: «Se faire demander ‟Je vois que c’est difficile, et tu es précieux pour moi. Comment je peux te soutenir là-dedans?”, c’est très différent que de se faire demander ‟Comment peux-tu régler ta situation?”. C’est l’habileté du gestionnaire à se mettre dans une autre position que celle qui rajoute de la pression en disant ‟Là, tu ne performes plus. Tu dois régler ça. Ramasse-toi! ” Être dans un plan inclusif, ça fait toute la différence. À mon avis, c’est une compétence essentielle de gestion.»
Pour en savoir plus
Afin de mieux préparer votre rencontre avec une personne potentiellement en détresse, ou pour mieux soutenir un collègue, nous vous suggérons toutefois de passer d’abord par l’article La détresse, un signe à la fois, le premier de cette série, déjà en ligne.
Vous trouverez en ligne également, une analyse plus détaillée des accélérants qui peuvent rendre votre milieu explosif dans Petite recette d’un milieu toxique.
Si vous préférez vous en tenir aux questions de leadership et de télétravail, vous trouverez une série entière sur chacun de ces deux sujets dans nos productions précédentes.
Mais après avoir éteint les premiers feux, nous vous proposons de préparer l’avenir d’un meilleur mieux-être en entreprise avec Ensemble, prévenons l’indifférence.
Prévenir la détresse, faciliter le retour au travail et donner l’exemple de comportements plus humains, voilà autant de responsabilités pour lesquelles on pointe le gestionnaire du doigt. Mais quelle attitude et quel appui contribueraient à freiner la tendance selon laquelle 47% des travailleurs de notre grand pays estiment que leur travail est l’élément le plus stressant de leur quotidien et que seulement 23% des travailleurs canadiens se sentiraient à l’aise d’aborder la situation avec leur employeur?