Déconstruire la loi du plus fort

Le petit timide ou maladroit qui est toujours le dernier à se trouver un groupe pour le prendre dans son équipe, un embarras passager ou une responsabilité majeure pour un animateur? Bien sûr, le mandat d’une journée n’est pas de changer le monde. Mais pour celui qui est exclu, une attitude de soutien peut démontrer que, hors des contextes du quotidien, la loi du plus fort n’est pas la seule à avoir droit de cité. Mais, sous leurs conseils théoriques, leur veste de sauvetage ou leur équipement de protection, les intervenants d’une journée de formation ou de plaisir sont-ils vraiment équipés pour faire cette différence?

En principe, depuis 2004, la Loi sur les normes du travail (art. 81.19) (voir les points 30 et 31) oblige les gestionnaires à agir dès qu’une situation de harcèlement psychologique ou sexuel est manifestée ou dénoncée. De plus, avec les mouvements populaires comme «me too», la population serait plus informée des signes révélateurs d’une situation de harcèlement. C’est du moins ce que constate la psychologue Nicole Jeanneau, à travers ses activités de sensibilisation, sans pour autant pouvoir en conclure qu’il se pose maintenant moins de gestes d’exclusion ou de harcèlement qu’avant :

«Quand on explique aux gens le concept, les harceleurs en apprennent autant que les personnes ciblées par le harcèlement. Donc, j’ai l’impression que s’il y a eu une évolution, c’est dans les formes de harcèlement. Les gens en connaissent plus qu’ils en connaissaient avant, mais moi, je ne suis pas prête à dire qu’on n’a plus besoin d’en parler, par ce que, au contraire, j’ai de plus en plus de clients qui sont ciblés par du harcèlement, qui ne savent pas quoi faire avec ça, et à qui je dois bien expliquer les nuances et le fait qu’ils sont victimes de harcèlement.» Nicole Jeanneau, psychologue

D’autres diront plutôt que les harceleurs habiles ont toujours su le faire derrière des portes closes. Quoi qu’il en soit, de l’enfance à l’âge adulte, chacun apprend jusqu’où il peut aller dans l’exclusion avant de se faire reprocher ses propos. Et si quelques attitudes d’agression trop évidentes tendent à se résorber avec le temps, les préjugés et les habiletés à faire sentir son rejet discrètement peuvent s’accroître avec l’âge et lorsqu’un intimidateur sent que son milieu lui accorde une certaine immunité: «Généralement, ça commence de façon subtile derrière des portes fermées. Cela va durer des jours et des semaines où la personne va se faire convoquer dans le bureau, si on parle de harcèlement psychologique, va se faire insulter et dire que son travail n’est pas bon, des choses comme ça. Après un certain moment, cela peut prendre de l’ampleur : nous parlons, dans notre recherche, d’une dame qui, en pleine réunion d’équipe, se fait dire devant tout le monde, que son travail est de la merde et qu’elle est incompétente.» rapporte Yann Morin, qui accompagne les victimes dans leur recherche de solution au Groupe d’aide et d’information sur le harcèlement sexuel au travail de la province de Québec (GAISHT). Pourtant, ce dernier rencontre plusieurs personnes qui aimeraient encore mieux trouver d’autres options qu’une plainte en bonne et due forme pour venir à bout de leur peine.

Mais comment une situation peut-elle se dégrader à ce point? En grande partie, répondent les intervenants, parce que ces situations de tension demeurent cohérentes avec une certaine logique de répartition des pouvoirs à l’intérieur de l’entreprise. Ainsi, l’intimidation ou les situations d’exclusion se jouent souvent entre une personne en position d’autorité et une autre sous son emprise, ou encore, entre un leader naturel dont les actes ou les habiletés sociales lui permettent d’agir sur une personne nouvelle, différente, plus fragile ou plus isolée, sans que le supérieur, les pairs, et encore moins la personne visée ne se sentent autorisées à réagir. Yann Morin observe aussi une croissance des cas où des séniors se font inciter à prendre la porte avant l’heure prévue de leur retraite, à force d’actes d’intimidation. Mais les raisons d’un tel dénigrement peuvent, selon lui, varier à l’infini : «Certains peuvent faire du harcèlement psychologique et rabaisser le travail de quelqu’un d’autre dans le but de remonter eux-mêmes et réussir à obtenir une promotion, être mieux vus du patron, par exemple. Pour d’autres, cela pourrait être le sentiment d’humilier quelqu’un : ça les remonte, ils se sentent bien là-dedans.»

Pourtant rencontrés s’entendent sur le fait que l’exclusion n’est pas forcément issue d’une dynamique d’un contre un. Un comportement ou une manière d’être d’une personne peut venir susciter le désir de tout un groupe de prendre ses distances, pour des raisons souvent peu réfléchies : «Quand il y a un comportement de bouc émissaire, c’est souvent basé sur des perceptions, des préjugés, des stéréotypes, des différences culturelles ou personnelles. Les gens ne sont pas nécessairement conscients de cela, jusqu’à ce que toi tu les aides à en prendre conscience. Dans un groupe, les gens ont tendance à s’affilier ou se rassembler avec des gens qui leur ressemblent. Ça fait qu’il y a des gens qui ne ressemblent à personne et qui sont exclus.» explique Jean-Claude Laurin, qui coache des groupes et des cadres, en plus d’enseigner la psychologie du travail à l’UQAM.

Mais la pression mise sur un individu peut aussi répondre à des besoins plus profonds de gestion de frustration ou d’anxiété, lorsque tout ne tourne pas aussi rond qu’on le voudrait, dans une équipe de travail. Et l’expérience de Yann Morin lui apprend qu’il ne faut pas en déduire pour autant que la personne qui pose ainsi problème est celle qui nuit à la productivité : «J’ai une cliente qui me vient en tête lorsque je parle de cela. Elle ne cadrait pas nécessairement dans l’équipe du fait qu’elle travaillait plus fort que les autres. Donc, elle dérangeait le groupe parce que l’employeur s’attendait à ce que tout le monde mette le même effort que cette personne-là qui était excellente. Donc, pour se venger des demandes des supérieurs pour devenir comme elle, ils se sont mis à la détester et à lui faire la vie dure.» Et même si certains témoins silencieux sentent l’injustice poindre à l’horizon, Jean-Claude Laurin souligne que de réagir ouvertement peut souvent constituer un trop grand risque pour eux :

« Il y a des problèmes de productivité et on cherche un bouc émissaire parce que cela va permettre au groupe de diriger toute l’anxiété que le groupe éprouve vers une seule personne. Là, tout le monde va rentrer dans le jeu, parce que si tu n’entres pas dans le jeu, cela va être toi, le prochain bouc émissaire, parce que tu vas avoir osé contredire la norme informelle ou implicite du groupe qui dit ‟ Cette personne-là n’est pas correcte. Elle est différente et elle ne mérite pas notre confiance. ”. La pression au conformisme dans un groupe, c’est très fort!» Jean-Claude Laurin, CRHA, psychologue

 

Pour savoir comment identifier les situations et intervenir, voir partie 2, Garder l’œil ouvert

Afin de mieux évaluer les risques d’une intervention autour d’une exclusion et mieux les éviter, voir 3, Devoirs et risques sous le plaisir

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Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.