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La technologie a du bon, n’a-t-on cessé de répéter à nos prédécesseurs, puisqu’elle a multiplié les possibilités d’accéder à des tâches plus complexes, où l’on peut vraiment s’investir, en laissant les machines et les programmes informatiques s’occuper du reste. Avec le désir et la possibilité de créer un monde nouveau vient la nécessité d’innover, aussi, dans nos façons de collaborer. Mais les technologies elles-mêmes peuvent-elles contribuer à cette collaboration?
Le télétravail n’est pas pour tout le monde
La mise à distance qui accompagne l’usage des nouvelles technologies confronte à des difficultés beaucoup plus profondes et difficiles à transformer en quelques heures de formation que les simples questions techniques. D’une part, le gestionnaire doit résister à la tentation de la microgestion. Mais de l’autre, un employé qui, par nature ou par habitude, a fini par se satisfaire d’une docilité bienveillante, peut voir ses repères voler en éclats, explique le directeur de l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal :
« Il faut être autonome et capable de se fixer des objectifs. Il faut aussi avoir la capacité de mesurer ses progrès, de persister dans le travail et d’être productif. Il faut aussi parvenir à s’évaluer soi-même et à trouver des pistes de solutions pour s’améliorer. On parle parfois de ‟leadership de soi”. Il est alors question de la capacité de la personne à se gérer et à gérer son travail à distance, sans supervision étroite. » Victor Y Haines – École de relations industrielles de l’Université de Montréal
Annie Foucreault, psychologue organisationnelle et chercheuse à l’UQAM, se dit conscience que de devoir accomplir des tâches plus arides ou complexes, avec un soutien plus abstrait de la part de l’entourage, peut mettre à rude épreuve la motivation des télétravailleurs. Et ce manque, ajoute-t-elle, touche encore plus directement ceux pour qui le besoin d’affiliation joue un rôle de premier plan dans le rôle qu’ils donnent à leur travail : « Si cela a exigé de nous un effort de pouvoir la réaliser, mais que l’on voit que les collègues sont tellement contents que l’on ait mis la main à la pâte et travaillé fort sur cette tâche, même si ce n’était pas facile, je pense que la reconnaissance peut vraiment aider. ».
Par contre, Xavier Thorens affirme qu’il est fort possible que ceux qui supportent moins bien le cadre trop strict ou la socialisation de la vie de bureau y trouvent leur compte : « Je pense par exemple à un poste où quelqu’un doit parfois interagir avec des clients, donc parler à un certain nombre de personnes, mais qui a une grande partie de sa tâche à faire tout seul : le télétravail va être un bel outil pour une personne moins sociable. La personne va pouvoir travailler ses dossiers sans être dérangée. ». Ainsi, même pour ce CRHA, fondateur d’une firme de chasseurs de têtes, il semblerait que ce mode de travail à distance donne accès à une mine de ressources humaines inexplorées, exclues trop souvent parce qu’elles tendent à bredouiller devant la question qui tue « Quelle place occupez-vous dans une équipe? ».
Un engagement à l’épreuve de la flexibilité
Il est vrai également que l’intention de garder ses employés si loin de soi pouvait étonner, lorsqu’on ne cessait de parler de rétention de talent. Et le rôle du sentiment de former une équipe soudée, dans le choix de demeurer fidèle à un poste, fut démontré à maintes reprises. Xavier Thorens répond à cette objection que, dans des conditions au moins partielles de télétravail, l’attitude du patron qui se montre facilitant face au télétravail serait loin de susciter le désengagement.
Au contraire, elle démontre, à son avis, qu’un employeur sait s’adapter à la réalité des travailleurs d’aujourd’hui, amateurs de flexibilité, qui doivent souvent faire des pieds et des mains pour concilier les obligations et les besoins d’accomplissement personnel, et les obligations du travail : « Nous ne sommes plus dans les années 50 : maintenant l’homme et la femme sont sur le marché du travail. Ils ont souvent deux enfants. C’est quand même astronomique ce que doit faire un couple avec enfants. Les gens travaillent beaucoup. Alors si la situation de l’emploi le permet, c’est important d’offrir de la flexibilité. Nous ne pouvons pas gérer le rêve de tous nos employés : il faut qu’ils le gèrent eux-mêmes de façon autonome. C’est ce que le télétravail permet de faire. ».
Ce fonctionnement permet aussi aux gestionnaires d’économiser sur la taille de l’espace de travail. Xavier Thorens va-t-il pour autant jusqu’à en faire la promotion auprès de tous les employeurs potentiels? Pas nécessairement. Lui-même n’aurait pas tendance à privilégier, pour son entreprise, des candidats rêvant d’un 35 heures par semaine sur la route ou dans leurs pantoufles, pas plus que les perles rares qui aimeraient se déplacer d’un bout à l’autre de la planète : « Avec les différents fuseaux horaires, il y aurait tout un contexte qui compliquerait les choses. »
Une logique du lundi matin
En ce qui concerne son entreprise, et plusieurs autres, Xavier Thorens rajoute toutefois que cette liberté a des limites et qu’un télétravailleur ne doit pas s’attendre à échapper à des périodes de réunionite aigüe. Bien sûr, on y passe moins de temps à réfléchir devant son clavier, au vu et au su de tous, mais lorsqu’un moment de réunion se prévoit, pas question de laisser attendre tout le monde au bout du fil. Les idées gagnent à être bien alignées, prêtes à bondir au moment opportun : une situation qui démontre parfois un plus grand sens de la logistique que le travail sur place, lorsqu’il faut arrimer cette présence avec celle que l’on doit à la famille ou aux clients, quel que soit leur fuseau horaire : « Même si le télétravail permet une souplesse, il faut être conscient que la personne doit s’adapter en fonction des prérequis de son poste et de son organisation. S’il y a des réunions ou des projets avec des clients, elle doit s’adapter aux horaires des autres. »
Victor Haines mentionne toutefois que cette situation contribue parfois à rendre les relations de travail plus attendues et mieux accueillies, ce qui, somme toute, peut aussi contribuer à l’attachement à ses partenaires : « Dans la mesure où on travaille seul une bonne partie de la semaine ou de la journée, lorsqu’on se retrouve ensemble, que ce soit virtuellement ou physiquement, on est vraiment content de se voir. C’est un peu comme le phénomène des lundis matin, après la fin de semaine. On aime se retrouver au bureau et se raconter un peu notre fin de semaine. »
Un petit coup de pouce à l’effet « tape dans le dos »
Annie Foucreault sait qu’« en contexte de télétravail, l’employeur va devoir travailler un peu plus fort pour manifester sa gratitude. » et que la seule reconnaissance du patron ne vaut pas le poids de tout un groupe :
« Lorsqu’on sent que l’on appartient à un groupe, on est plus engagé dans ce que l’on fait. Cela favorise, ultimement, notre motivation à travailler. Et c’est peut-être là que le télétravail peut venir jouer : on voit moins les gens. On voit aussi moins l’impact direct de ce que l’on fait sur les gens avec qui on travaille. Je pense qu’il faut essayer, le plus possible, de trouver des moyens de compenser cela. Il y a des stratégies que les organisations peuvent mettre en place. » – Annie Foucreault, psychologue organisationnelle et chercheuse à l’UQAM
Pour Isabelle Tremblay, consultante chez TALSOM, se retenir, pour un gestionnaire, d’aborder trop rapidement le vif du sujet, et laisser un petit moment aux « retrouvailles », ou même instaurer certains rituels, peut contribuer à favoriser l’expression de chacun. Ce moment de transition aide aussi le gestionnaire à décoder, toujours un peu mieux, les nouvelles manifestations d’enthousiasme, d’impatience, de frustration ou autres sentiments, dans sa microculture virtuelle : « Souvent, le problème, dans les relations virtuelles, c’est qu’on néglige le ‟ small talk ” qui survient naturellement dans les rencontres, quand on attend que les derniers ou les retardataires se rendent à la rencontre. Comme on a tendance à le négliger, dans le virtuel, un bon gestionnaire devrait avoir l’habitude de lancer quelques questions autour de la table et de donner la parole, à tour de rôle, pour prendre le pouls des gens. »
Annie Foucreault en ajoute également un autre qui est venu agrémenter ses propres rencontres : « Par exemple, chez D-Teck, où je travaille, le télétravail est hyper présent, et à chaque deux jours, à la fin de la journée, on prend 15 minutes pour un moment que l’on appelle ‟les reconnaissances”. »
Consolidation, attendue… sous toutes ses formes
D’ailleurs, rares sont les contextes où les experts conseillent aussi spontanément les activités de consolidation d’équipe que lorsqu’il s’agit de maintenir ou relancer une dynamique de télétravail. Et si c’est souvent dans les départements de ressources humaines que l’on entend les plus grandes réticences quant aux bienfaits de moments de rencontre sous forme ludique, Victor Haines voit ici des raisons concrètes d’y recourir, quitte à faire déplacer toute l’équipe hors du bureau : « Le Team Building pourrait venir répondre à un besoin d’affiliation. Cela aiderait à susciter la loyauté et l’engagement. Cela pourrait aussi servir à offrir des reconnaissances, parce que l’on peut féliciter quelqu’un à distance, mais, rien de tel que de le féliciter en personne, en présence des collègues de travail. »
Faudra-t-il donc attendre de devoir quitter nos chaumières pour se reconnaître? Autour de ces rencontres se développe un choix d’outils de télécommunication, en fonction de leur côté convivial. Annie Foucreault évoque notamment SLACK, qu’elle décrit comme une formule similaire à Messenger, mais encore plus propice à reproduire l’ambiance des discussions, tous ensemble, à l’heure du lunch. Et Isabelle Tremblay y entrevoit d’excellentes occasions de combler le vide, d’ici à ce que les sorties puissent être remises au calendrier : « Il y a certaines activités, dans le Team Building, qui n’ont pas d’objectifs spécifiques. Parce que l’objectif général, dans le contexte présent, c’est de s’assurer que les gens ne se sentent pas seuls. C’est un objectif facile à atteindre par un 5 à 7 virtuel. »
Lorsqu’il fait si bon se retrouver
Malgré toutes ces innovations, Isabelle Tremblay demeure bien consciente, elle aussi, que la technologie garde ses limites, pour ce qui est de saisir toutes les nuances de la complexité des rapports humains. Elle reste même convaincue que les propos, écrits noir sur blanc, et transmis par messagerie, risquent d’entraîner plus d’incertitudes qu’ils en régleront, s’ils ne sont pas alternés avec des modes de communication plus directs :
« On sait que dans les conversations habituelles, 20 % de l’information provient du verbal et 80 % provient du non verbal. Alors, pour un introverti qui privilégie le courriel, ce choix de communication aura peut-être un impact sur son efficacité. Il peut y avoir plus d’enjeux de compréhension de part et d’autre. Le ton peut être mal interprété. En étant en télétravail, on peut facilement avoir des enjeux sur le plan de l’interprétation des communications. Donc, le télétravail n’est pas nécessairement plus positif sur l’impact que cela pourrait avoir sur les relations avec les autres. » – Isabelle Tremblay, consultante chez Talsom
Une partie de ces imprécisions pourront peut-être se régler en choisissant un mode de communication plus direct, comme le téléphone ou la vidéoconférence, ou par de brefs moments partagés en présentiel. Victor Haines soutient cependant que ceux-ci ne suffisent par toujours, parce plusieurs apprentissages passent aussi par les non-dits des gestes quotidiens : « Un savoir tacite, c’est comme l’infirmière qui arrive à l’unité de soins, dans la chambre d’un patient, qui voit une collègue infirmière et qui comprend tout de suite ce qu’elle doit faire. Ce savoir tacite est difficilement codifiable. Pour qu’il y ait un apprentissage et un bon fonctionnement des équipes, il faut qu’il y ait non seulement le partage des savoirs explicites, mais aussi ce partage des savoirs implicites. Et ce dernier s’acquiert au contact des gens et à travers les relations. Si je vois, par exemple, dans mon organisation, un cadre supérieur qui se comporte d’une telle façon, cela va entrer dans mon conscient et dans mon inconscient. Je vais comprendre que lorsqu’on se retrouve dans telle situation ou dans tel rôle, on peut se comporter comme cela. ». Et à cela s’ajoute, bien sûr, la possibilité d’observer un comportement moins efficace et de rectifier le tir.
La créativité, un sport de contact?
Plusieurs ne reconnaîtront donc probablement pas non plus, entre les lignes, toutes les angoisses qui peuvent accompagner le télétravail de leurs collègues télétravailleurs et leurs solutions pour s’en sortir. On peut néanmoins présumer que, pour plusieurs des « télécovidtravailleurs », un des premiers défis fut la perte de repères et la difficulté à se motiver, surtout pour les tâches qui n’amenaient déjà pas beaucoup de stimulation. Étonnamment, ce ne sont pas ces tâches répétitives que Victor Haines mentionne parmi les défis principaux, voire les obstacles au télétravail réussi, à plus long terme. Il rappelle, au passage, que les couturiers et petits artisans ont démontré depuis des siècles que bien des tâches simples pouvaient « survivre » à la solitude des ateliers ou du travail à domicile.
Ce chercheur s’inquiète beaucoup plus pour les projets requérant une compréhension de données complexes, différents champs d’expertise, ou encore qui dépendent d’un processus créatif : « Un président d’entreprise disait qu’il avait refusé de s’engager dans cette voie parce qu’il disait ‟La créativité est un sport de contact.”. On peut difficilement être créatif, comme organisation ou comme collectivité, en restant chacun dans son coin. Les bonnes idées proviennent souvent de la confrontation des autres idées. Moi, je sais qu’en milieu universitaire, le fait d’aller parler 10 minutes d’une recherche avec un collègue, parfois, ça m’amène sur une autre idée ou une autre piste. J’avance beaucoup mieux comme ça que seul à la maison. »
Pourtant plusieurs ont cherché à dépasser ces contraintes de collaboration et de créativité. Il semblerait, à entendre Isabelle Tremblay, que les Geeks s’en soient donné à cœur joie à créer quelques petits bijoux de logiciels, directement adaptés et mis à l’épreuve pour leurs propres besoins de gérer agilement leur projet, parfois d’un pays à l’autre : « Il existe déjà de bons outils pour faire le suivi comme gestionnaire, pour voir ce qui se passe sans avoir à faire le suivi avec chacun des membres. C’est un peu comme les SCRUMS, dans l’approche Agile. Mais ce n’est pas seulement dans la façon de le faire. Il y a aussi des outils, comme KANBAN ou sites virtuels, ou l’on peut déplacer les tâches, d’une case à l’autre, et juste suivre les tâches pour avoir une vue, en un clin d’œil, de ce qui est en train de se passer dans son équipe pour accomplir différents projets. »
Pour allier le meilleur des deux mondes
Il ne s’agit toutefois pas, pour les gestionnaires de la génération Post COVID-19, de s’imposer le choix déchirant entre revenir le plus tôt possible à ses vieilles habitudes, en remballant tout son matériel de télétravail, ou de se mettre en quête de loups solitaires, qui sauront résister au poids de la solitude. Victor Y Haines privilégie plutôt une intégration des possibilités de télétravail dans les organisations dont le cœur reste encore un lieu de socialisation bien réel : « L’employé qui a des besoins d’affiliation élevée pourrait choisir de télétravail partiel, c’est-à-dire travailler de chez lui ou d’un bureau satellite quelques jours par semaine et retrouver ses collègues, au bureau, les autres jours de la semaine. »
Et il n’est pas le seul : Isabelle Tremblay en vient aussi à la conclusion que, dans une majorité de cas, les possibilités en développement exponentiel du télétravail devraient plutôt contribuer à offrir un plus grand champ de possibilité quant au moment et au lieu le plus propice à accomplir différentes tâches. Ces outils faciliteraient alors l’alternance entre la satisfaction du besoin de sonder directement la réaction d’un collègue et celui de passer quelques heures à se faire bouillir les neurones en solitaire : « Ils arrivent donc chez eux avec un agenda très spécifique de ce sur quoi ils vont travailler et sur les tâches sur lesquelles ils doivent se concentrer, sans interruption. Habituellement, lorsqu’on a un plan de match, pour notre journée de télétravail, c’est beaucoup plus facile de s’attaquer aux tâches et d’être productif dans ce cadre. C’est sûr que les gens qui sont complètement en télétravail vivent une autre réalité. ». Elle mentionne même les cas de grandes entreprises, comme la Banque Nationale, pour qui l’alternance des employés entre leur aire ouverte et leur domicile fonctionne très bien, depuis déjà quelques années.
Mais Xavier Thorens remarque qu’au sein même de Thorens Solutions, qu’il a fondé, l’intégration des outils de télétravail ne fait pas que permettre à certains de se retirer, au besoin. Il contribue aussi à aller plus près et plus efficacement, non seulement de sa famille, mais aussi de tous les clients et collaborateurs de l’entreprise, pour une approche humainement adaptée à une vision 360⁰ et à des besoins parfois imprévisibles:
« Donc, l’idée n’est pas de généraliser et de prendre le risque de dénaturer les tâches. Par exemple, un représentant sur la route va faire beaucoup de travail à distance, mais il va quand même être en contact étroit avec ses clients. Il va devoir aller au bureau ou à l’usine pour rencontrer l’équipe d’estimations, les réunions de vente, parler à l’équipe de la production ou aux personnes de la direction générale. ». Xavier Thorens, chasseur de têtes
Plus facile, en effet, de se rendre jusqu’au client ou de gérer un prochain imprévu qui empêcherait de se rendre au bureau, lorsqu’on sait que l’on a toutes ses données au fond de sa poche! Donc, votre prochain café entre collègues, comment vous le prendrez? Avec lait, sucre ou un soupçon de virtualité?
Tout cela c’est bien beau pour l’avenir, mais pour savoir comment vous adapter ici et maintenant, consultez plutôt Se brancher pour survivre
Et pour assumer pleinement votre rôle de téléleader, poursuivez avec Y a-t-il un leader au bout du fil?
Dans les prochaines semaines, suivez aussi la chronique de Mélissa Clermont sur le télétravail.