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Selon des intervenants qui passent leurs journées à parler à des jeunes et des moins jeunes de l’importance des préservatifs, les convaincre de garder leur distance, même de quelques millimètres, la chose n’est pas toujours facile. Pouvons-nous alors aspirer à changer les choses par quelques affiches ou mots sur le web? Pour savoir quelles initiatives fonctionnent mieux que d’autres, il vaut peut-être la peine d’observer ce qui s’est montré efficace, avec le temps.
Par Marie-Hélène Proulx M.A. en sexologie
Méfiez-vous de la peur
Les intervenants dans le domaine du VIH reconnaissent d’emblée que leurs démarches d’aujourd’hui sont le fruit d’un apprentissage, ponctué d’essais ainsi que d’erreurs …qu’ils encouragent les responsables de la santé d’aujourd’hui à ne pas refaire. Une des principales leçons que le temps leur a apportée est d’éviter de bâtir leur discours sur des symptômes effrayants, mais pas toujours présents. Patrick Labbé, leader au développement de l’intervention préventive à MIELS-Québec, exhorte aussi à ne jamais perdre de vue l’importance de rejoindre les personnes asymptomatiques, qui peuvent se sentir beaucoup moins rejointes par ces messages : « Lorsque nous étions plus jeunes, à l’école, nous y voyions souvent des campagnes basées sur la peur. Je me souviens des images qu’on nous montrait, par exemple, sur la gonorrhée : personne n’avait quelque chose qui ressemblait à ça! »
Pourtant les conséquences potentiellement mortelles existent et justifient tous les fonds et les efforts investis en prévention. Aucun intervenant ne suggérerait pourtant de mentir.
Mais Marie-Ève Normand responsable de l’éducation au Rond Point, un autre organisme de prévention des ITSS, explique qu’il faut toujours prendre en considération les réactions souvent incontrôlables associées à la peur, que ce soit de se laisser envahir par l’anxiété, de se laisser embrouiller dans ses choix par un sentiment de perte de contrôle ou encore, de nier le danger et de blâmer l’émissaire, comme dans le cas des discours complotistes : « Nous pouvons avoir une réaction combative. Nous pouvons avoir une réaction de fuite. Il y a des gens qui figent carrément. Et dans des cas comme ceux-là, tu n’as plus accès à leur raisonnement. C’est ce qui est dangereux avec la peur. Je crois que c’est une des raisons qui font que, lorsque le moteur de la peur prend le dessus, cela donne lieu à plein de réactions que l’on ne veut pas nécessairement. »
Viviane Namaste, professeure d’études féministes à l’Université Concordia qui a beaucoup étudié les questions de santé publique, dont le VIH, renchérit sur ce point en expliquant que dans plusieurs autres domaines de la santé aussi, les stratégies observables pour parvenir à continuer à vivre, sans trop changer les comportements, sont légion, lorsque le changement demandé semble trop grand. Elle cite à ce propos l’exemple des moyens que la santé publique persiste à utiliser pour décourager les fumeurs : « On a commencé avec des petites annonces, puis des photos de plus en plus grosses sur les paquets de cigarettes. Finalement, cela a eu presque un effet inverse : lorsque les gens allaient acheter leur paquet de cigarettes, ils disaient ‟Ne me donnez pas le paquet avec la bouche ravagée. Je préfère l’image avec le poumon.” Ou ‟Donnez-moi le paquet avec le trou dans la gorge.” »
C’est de sa faute, le virus!
Une des sombres complices, malheureusement beaucoup trop constante, de la peur, est la culpabilité. Celle-ci survient, notamment, lorsque le fait d’identifier une clientèle touchée en priorité pousse les autres à se déresponsabiliser ou à pointer du doigt l’objet de leurs craintes. Le travail de Patrick Labbé lui offre de multiples occasions d’observer les effets nocifs d’une telle attitude de marginalisation sur le bien-être d’une bonne part de la population : « Le fait d’aller chercher qui est le coupable nous donne un sentiment de contrôle. Ça nous rassure. Mais en réalité, ce que ça fait, c’est de renforcer un sentiment de honte chez ces personnes. Et, nous l’avons vu avec le VIH, le sentiment de honte est encore présent pour plusieurs personnes, liée à leur orientation sexuelle. »
Cet intervenant admet toutefois que la ligne à suivre n’est jamais non plus très facile à déterminer, car si, d’une part, les intervenants et les chercheurs sont appelés à trouver des moyens d’éviter ces conséquences, il leur est aussi demandé d’orienter leurs efforts vers les clientèles à plus forte probabilité d’infection. Pourtant, entre orienter le discours vers des personnes ayant certaines caractéristiques sociétales, certains modes de vie ou comportements, sans les présenter comme étant à la source du problème, exige une délicatesse dont l’homme de la rue, qui entend ces discours, n’est pas toujours prêt à faire preuve.
En conséquence, avance Patrick Labbé, les clientèles que l’on chercherait à rejoindre par un discours mal interprété pourraient non seulement en être blessées et cesser d’y porter attention, mais aussi augmenter leur niveau de témérité, en étant plus préoccupées par la crainte d’être identifiées que d’éviter les situations d’infection, comme ce fut le cas pour le VIH : « Donc, ça peut changer le comportement sur le court terme, mais à long terme, ça peut aggraver le problème : la prise de risque peut devenir plus intense. On fera ça de façon plus cachée, clandestine, et moins attentive à la transmission du VIH. C’est donc important d’inclure les gens et de ne pas chercher des coupables en cas de pandémie. »
Jamais à l’abri de la rumeur
Patrick Labbé reconnaît sans peine que les personnes ciblées par le discours sur la COVID ne sont plus tout à fait les mêmes. D’abord, des cas de racisme associés à la crainte du COVID-19 ont été recensés auprès des populations asiatiques de notre côté de l’Amérique, tout comme les régions asiatiques rejettent le blâme sur les citoyens d’origines africaines.
Et si, d’autre part, on reproche parfois aux jeunes leurs virées dans les bars, l’image ultra-médiatisée de la personne âgée vulnérable, en paysage québécois, que l’on doit protéger et surprotéger contre elle-même et contre les dangers qu’elle pourrait faire courir aux autres, est aussi reprise régulièrement. Marie-Ève Normand a pu saisir quelques bribes d’un discours parfois menaçant à leur égard, sur le poids que représente leur protection sur le plan économique et social : « Je dirais que les gens en général, et pas nécessairement les jeunes, je dirais même que ceux qui tiennent ce genre de discours ont plutôt entre 30 et 50 ans, qui vont dire que c’est une pression financière d’avoir autant de gens placés, et que si cela pouvait faire le ménage, cela ferait bien leur affaire. »
Selon ces deux derniers intervenants, sous certains aspects, les populations âgées paraissent même plus vulnérables à une marginalisation que les homosexuels ou les utilisateurs de drogues injectables, parce que leurs cheveux blancs et leurs rides, ou encore leur situation de bénéficiaires d’un CHSLD, sautent plus rapidement aux yeux qu’une orientation sexuelle ou une toxicomanie. Cette visibilité, affirme Marie-Ève Normand, réduit souvent la possibilité d’établir une réelle relation avant de se laisser happer par les préjugés ambiants : « Lorsqu’on s’interroge sur les raisons qui font que le racisme existe, ou encore l’homophobie ou l’âgisme, c’est souvent parce que l’on ne voit plus l’humain derrière le stéréotype. On ne voit plus la grand-maman. On ne voit plus la personne qui a travaillé dans les usines d’avions pendant la Deuxième Guerre mondiale et qui a bâti ton pays. On ne voit plus l’histoire derrière cette personne. C’est ce qui est dangereux. »
Viviane Namaste ne partage cependant pas tout à fait cette vision des choses. Elle reconnaît au contraire que plusieurs signes démontrent que, dans une majorité de cas, les personnes âgées ont joui de la faveur du public, dans le cas du COVID-19, surtout si on le compare l’intérêt pour leur sort à celui qui a été démontré envers les homosexuels, les utilisateurs de drogues injectables et les populations afro-antillaises, lorsque les cas de VIH se sont multipliés:
« Monsieur Legault a mis le Québec sur pause. C’est quand même énorme. Ils ont agi avant qu’il y ait beaucoup de morts. Mais lorsque ce fut le cas du sida, c’était quand même une maladie très grave : les gens mouraient. Mais la réponse n’a pas été aussi rapide et n’a jamais eu la même ampleur. Donc, ça, c’est fascinant, mais c’est triste aussi. Cela veut dire que pour une maladie que l’on perçoit comme touchant davantage les personnes âgées, tous les gouvernements de la Terre réagissent. Une maladie qui est perçue comme touchant certaines populations davantage marginalisées et vulnérables ne méritent pas la même réponse, même si à la longue, on se rend compte que cette maladie touche tout le monde aussi. » – Viviane Namaste, auteure, chercheuse sur le VIH.
Éduquons à l’espoir
Ce manque de soutien pour les populations vulnérables contribue directement à ce que les virus se répandent. Mais investir les efforts pour contribuer au bien-être de ceux qui en ont besoin en priorité suppose néanmoins de bien comprendre leurs besoins et leurs contraintes. Donc, comment parler de risques sans trop effrayer, pour orienter les actes d’une population cible sans trop la pointer du doigt?
D’abord, en se montrant présent et accessible, lorsque le besoin se fait sentir. Marie-Ève Normand cite l’exemple des HARSAH (Hommes Ayant des Relations Sexuelles Avec des Hommes) auprès de qui ce virage a déjà été opéré depuis un bon moment pour la prévention des ITSS : « Alors, plutôt que de mettre l’accent sur la grosse maladie méchante, on essaie de comprendre le besoin et de voir comment on pourrait adapter les messages de protection. Cela a changé la manière dont nous pouvions nous montrer présents, les aider, et tous les types de campagnes que nous avons adopté. »
Marie-Ève Normand constate même quotidiennement que les idées pour mieux vivre avec des contraintes comme le masque ou le préservatif, que plusieurs populations se montent encore prêtes à entendre, ne manquent pas. Il en va de même de plusieurs petits préjugés plus ou moins conscients, auxquels ceux qui les portent ne sont pas si attachés, mais qui empêchent les méthodes de prévention d’atteindre leur plein potentiel. Contribuer à ce que les jeunes prennent conscience de leur pouvoir d’agir aide notamment à leur faire admettre l’idée qu’ils peuvent, eux aussi, être atteints : « C’est à ce moment qu’il faut enseigner autant aux filles qu’aux garçons d’avoir des condoms, si jamais ils pensent avoir des relations d’un soir, que ce sont des façons d’apprendre à se protéger. Parce qu’il y a parfois de fausses croyances, comme celle que c’est seulement aux garçons d’avoir des condoms. »
Un autre élément sur lequel Marie-Ève Normand insiste, lors de ses interventions, est celui de l’espoir, afin de s’éloigner de la détresse paralysante et de se donner des objectifs qui donnent sens au sacrifice que l’on s’impose :
« Moi je pense que ça va rester possible tant et aussi longtemps que les gens vont garder l’espoir que ça puisse disparaître et qu’un jour nous serons capables de revenir à la normale dans les interactions sociales. Je crois que c’est beaucoup cela qui fait souffrir en ce moment. Les gens doivent croire aussi que, bientôt, ils n’auront plus besoin de faire la file pendant deux heures pour aller faire l’épicerie. La journée où les gens n’auront plus d’espoir, le danger, selon moi, c’est qu’ils décident de tout laisser tomber en se disant ‟Advienne que pourra!”».- Marie-Ève Normand, intervenante au Rond Point
Pour maintenir le lien, avec ou sans fil
Les chercheurs et les intervenants communautaires déjà bien rodés aux discours de prévention en santé et en gestion de risques sérologiques semblent alors s’entendre sans trop de difficultés sur l’importance de favoriser ce discours inclusif, réaliste et, autant que faire se peut, porteur d’espoir. Mais une fois les objectifs déterminés, savoir les transformer en résultats probants en se taillant une place parmi les discours, souvent plus bruyants et provocateurs, qui animent nos différents écrans, fait appel à beaucoup d’autres éléments que les données probantes, les objectifs clairs et la sincérité des intentions.
Les organismes de prévention doivent parvenir à se faire entendre avec des moyens financiers limités, ce qui constitue déjà un obstacle de taille. De plus, alors que le virus du COVID-19 semble atteindre en priorité les personnes plus âgées et les personnes au niveau de vie généralement plus précaire, il n’est pas dit que tout le monde puisse bénéficier de la magie du Web, une problématique que Marie-Ève Normand a déjà rencontrée dans ses campagnes contre les ITSS : « La limite, c’est que ce n’est pas tout le monde qui a accès à ce type de média. La population en situation précaire n’a pas nécessairement d’ordinateur ou de connexion Internet, voire même de cellulaire. »
Outre le manque d’accès, précise Viviane Namaste, le simple fait que de plus en plus de gens décident de se préserver contre l’anxiété en fermant leur écran de plus en plus souvent limite la portée de ceux qui voudraient envoyer un message plus constructif, mais qui doivent aussi négocier avec une part d’inconnu : « Nous faisons des choix au niveau de notre comportement. On peut savoir qu’il y a un risque sans vouloir en parler ni y penser. Je parle de cela pour dire que, comme individus, nous allons décider comment nous voulons assumer le risque, surtout dans un contexte où l’éducation est parfois déficiente et la diffusion du message n’est pas toujours claire. »
Question de responsabilité
Est-ce à dire que le choix du silence, en fait de discours préventif, devrait parfois être privilégié? Il en faudra beaucoup plus pour convaincre de cette idée tous les intervenants témoins du taux d’infections sexuelles monté en flèche après seulement quelques années où l’éducation sexuelle est laissée à la discrétion de chaque enseignant du primaire et du secondaire. Ce constat semble prêt à raviver pour un bon moment encore leur conviction de l’importance de marteler le message de santé publique.
Marie-Ève Normand entrevoit cependant une responsabilité beaucoup grande de la part de chaque intervenant ou gestionnaire que le simple fait de s’assurer que le message de se laver les mains soit passé un peu partout. Selon elle, une responsabilité de maintenir une ligne de conduite et un discours cohérents incombe à toutes les personnes en position privilégiée pour le transfert des connaissances, et ce, même lorsque leur tâche officielle se termine : « Mais je crois aussi que moi, ou n’importe quel professionnel de la santé, que ce soit en intervention ou un soignant, ou même un gestionnaire, nous avons une responsabilité collective du message que nous donnons à notre monde. Je ne peux pas m’attendre à ce qu’un mécanicien comprenne tous les aléas d’une dynamique communautaire et sociale. Ce n’est pas son travail. Mais je suis bien contente lorsqu’il répare mon moteur. Par contre, lorsque moi je m’adresse à lui, j’ai une responsabilité, parce que moi je suis censée savoir cela. »
Est-ce dire qu’elle s’attend à ce que chacun passe ses soirées à enflammer la toile en affirmant haut et fort ses positions? Pas nécessairement, mais elle encourage au moins ceux-ci à ne jamais renoncer, à ne jamais baisser les armes, pour trouver des façons de soutenir ceux qui, par manque de mots ou d’assurance, se sont jusqu’ici rangés parmi la majorité silencieuse.
Marie-Ève Normand rappelle que cette majorité, dont on a tant besoin pour amener des changements réels et profonds, a tout intérêt aussi à recommencer à croire, parfois avec un peu d’aide, au contrôle qu’ils peuvent se réapproprier sur leur univers : « On peut même indiquer des formules, des phrases, qui peuvent être utilisées pour s’adresser aux autres sans qu’ils se sentent attaqués. Ça marche quand même bien. C’est sûr qu’il y a des gens plus gênés que d’autres, mais il y en a toujours un qui finit par vouloir mobiliser les autres et rappeler que c’est important. Certains travaillent aux opérations et n’ont pas toujours énormément d’instruction. Ça ne veut pas dire que ça passe comme dans du beurre : ils finissent quand même par se rendre compte que c’est important qu’ils agissent de la bonne façon. Ils ont une femme et des enfants à la maison, eux aussi. »
Bien sûr, dans tout ce discours sur le COVID, on ne répétera jamais assez l’importance de la fiabilité des sources. Pourtant l’expérience de la présente pandémie est encore trop jeune, pour que certains puissent s’en prétendre experts. Comment alors s’est construite l’expérience actuelle de la virologie au Québec, durant les dernières décennies? Pour le savoir, passez par Les pandémies, au Québec? C’est de la vieille histoire.
Si vous voulez plutôt vous informer sur les façons de maintenir le lien et d’adapter votre approche, quotidiennement, à la réalité de ceux que vous voulez aider, faites un détour vers Des humains derrière le masque.