On ne peut pas se tromper de chemin, à la Brûlerie Aux quatre vents du Marché Jean-Talon
Les chiffres fournis par le Gouvernement du Québec sont clairs : depuis le début de la pandémie, et encore aujourd’hui, la proportion de personnes infectées en milieu de travail dépasse, et de loin, celle de tous les autres foyers d’infection, et ce, incluant les milieux de vie, de soins et les écoles. Et quels secteurs se retrouvent à la tête de la liste des plus contagieux? À Montréal, épicentre québécois de l’épidémie, les commerces, suivis des services commerciaux personnels, incluant toute l’industrie récréotouristique, gardent toujours une forte longueur d’avance sur les services publics (écoles et CHLD compris) en la matière.
Les employés sur le plancher sont-ils bien placés pour réduire ce risque? Et si, entre le désir de plaire aux clients et au patron, et la crainte de se retrouver filmés pour les réseaux sociaux, plusieurs travailleurs sentaient une déchirure entre leurs exigences formelles et informelles?
Louis Fabien, un enseignant aux HEC et auteur d’un livre intitulé Le marketing de services, a toutes les raisons du monde de vouloir le bien de ceux dont il s’est fait la vocation d’améliorer le travail. Loin de lui, alors, l’intention de jouer les féroces opposants aux règles sanitaires. Pourtant, un jour où il déambulait dans les allées d’une épicerie, il a constaté par lui-même, après un avoir croisé plusieurs personnes, qu’il marchait à contre-courant : « Il y a des employés qui n’étaient pas capables de venir me parler, parce qu’ils présumaient que ‟le client sait où il s’en va”. C’est difficile pour certains employés à la fois de servir le client et de faire la police. Parce que c’est ce que nous demandons maintenant : faire preuve d’une autorité que, souvent, les employés n’ont pas, parce que nous ne leur donnons pas le pouvoir d’agir.»
Louis Fabien admet néanmoins se surprendre à devenir de moins en moins patient, à force de sentir les différents irritants associés à la pandémie. Daniel Gallant, hôtelier et formateur pour l’ITHQ, remarque aussi plus de gestes d’irritation, tant sur la route que dans les allées d’épicerie, à laquelle s’ajoute une crainte omniprésente que fait courir l’autre, qu’il soit client ou employé, pour sa propre vie.
Monsieur Gallant parle même d’un combat presque «perdu d’avance» devant une clientèle qui exige non seulement que toutes les mesures soient prises, mais aussi qu’elles soient démontrées : «En temps normal, dans la relation entre clients et donneurs de services, lorsque le client entre, il donne sa confiance assez gratuitement. Après ça, s’il arrive un pépin, c’est à ce moment que le client devient méfiant. Mais là, à cause de la pandémie, tout le monde est méfiant dès le départ. Cela fait en sorte que le travail de donneur de services est plus difficile.»
Mais les appréhensions des clients ne sont pas les seules en cause dans la difficile relation qui peut s’établir entre le client et celui qui l’accueille. D’un côté comme de l’autre se retrouve tout un historique de frustrations des derniers mois, mais aussi d’incertitudes et même de culpabilité, à travers des règles gouvernementales variables et des «contrats moraux» qui n’ont pas encore contribué aux résultats escomptés. En conséquence, il en résulte différentes façons dont le risque et les façons pour le combattre sont perçus selon les personnes et les établissements. Doit-on ou non prendre obligatoirement un carrosse? Quel est le parcours à suivre? À quel point parler ou rire de la COVID est-il toléré ici?
Le poing sur la table et le pied sur le plancher
Laëtitia Missipo-Ndembat s’occupe de la formation chez Détail Québec. Elle assure qu’il est possible de préparer les employés aux situations les plus courantes, mais que l’un des réflexes qu’elle tend à développer chez les gens de plancher est de faire appel sans trop attendre à leur superviseur, lorsque la situation commence à sentir le souffre : «Nous invitons alors souvent la personne à faire appel à son superviseur, qui lui va venir et va pouvoir reprendre la situation et désamorcer le conflit. Le but, c’est vraiment de comprendre quelle est la frustration que le client peut avoir été amené à vivre, pourquoi il se sent ainsi, et de faire retomber les tensions.».
Cela signifie-t-il que le plus haut placé se démarque toujours du lot par ses compétences humaines? Disons plutôt que cela justifie son besoin de formation et ses présences plus fréquentes, quitte à en profiter pour apporter, de temps en temps, quelques rectifications préventives chez ses équipes, afin d’éviter les escalades. Manuel Champagne, directeur général de Détail Québec, parle même d’un taux optimal de 80% de plancher pour 20% de bureau, de la part d’un gestionnaire efficace, même si cela signifie de délaisser la comptabilité qui l’attend dans la pièce d’à côté.
L’urgence d’agir
Des balises à redéfinir
Dans les faits, un des moyens utilisés en première ligne, et même parfois entériné par leurs employeurs, pour éviter de faire des vagues, est de renoncer à insister auprès du client qui ne se conforme pas aux règles, surtout s’il s’agit d’un service de courte durée, comme le paiement à la caisse. Pour Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, spécialisée en organisation du travail à la TELUQ, l’application généralisée d’une telle consigne apparaît inacceptable, d’une part, parce que ces règles ne devraient pas, en principe, être négociables et de l’autre, parce que telle attitude risque de compliquer la gestion des règles avec les autres clients témoins de la scène .
Madame Bourdages-Sylvain reconnaît néanmoins qu’un employeur ne peut pas exiger d’un employé d’insister au point de se sentir menacé, lorsqu’une situation s’envenime, et ce, encore moins lorsqu’aucun supérieur ne peut physiquement prendre le relai. Pour se protéger, du moins légalement, celle-ci suggère alors chaudement aux organisations d’établir un protocole clair de gestes à poser avant d’en arriver au renoncement et de s’assurer que les employés le connaissent : «Si je tolère pour une personne, il se peut que les autres présument que je vais renoncer pour eux aussi. C’est donc de revenir à cette hiérarchisation des procédures que les employeurs doivent aussi donner aux employés : une espèce de B-A BA de ce que je dois faire avec un client qui refuse d’obtempérer. Il peut y avoir des solutions A, B, C, où le C, c’est le lâcher-prise et le D, c’est l’intervention policière. Il faut donc revenir à la procédure qui a été établie par l’organisation. C’est une procédure qui protège à la fois l’entreprise et l’employé.»
Oser affronter le client roi
D’après Louis Fabien, ces fameux cahiers de normes comportent aussi l’avantage d’indiquer ouvertement aux employés à quel moment précis ceux-ci ont le champ libre pour refuser les exigences des clients avec qui un point d’entente semble impossible à trouver et de qui l’entreprise aurait tout avantage à se défaire : «Ça peut être des gens agressifs. Ce sont des cas d’exception, mais il y a des entreprises qui font affaire avec des clients qui, transaction après transaction, ne sont jamais contents. On ne peut pas leur dire ‟On ne veut plus servir”. Mais on s’organise pour qu’ils aillent chez un concurrent.»
Mais l’entreprise est-elle toujours prête à se plier à ses propres normes et à appuyer l’employé qui pose ses limites? L’expert en droit de l’École de gestion Telfer à l’Université d’Ottawa, Gilles LeVasseur, émet de sérieux doutes à ce sujet, surtout depuis quelques mois.
«Lorsqu’on est situé dans un espace dont le prix par mètre carré fracasse le petit cochon à chaque mois, il faut prendre les moyens pour le rentabiliser. À partir de là, des comportements sont tolérés et l’acceptation crée de nouvelles normes sociales. Les gens continuent d’être comme ça parce qu’ils savent qu’ils pourront se le permettre parce que les gens en face doivent faire leur vente.» Gille LeVasseur, de l’École de gestion Telfer
Des conflits à même ses valeurs
Sans aller jusqu’à montrer plus ou moins indirectement la porte à des clients qui s’adaptent moins facilement, certaines situations peuvent exiger plus de temps, reconnaît Gilles LeVasseur : «Mais souvent, nous devons encore expliquer aux gens que c’est pour l’intérêt de la société, des individus et des acteurs impliqués que nous l’obligeons. Et si les gens ne parviennent pas à se comprendre avec le masque, il faut leur dire que nous allons leur réexpliquer autant de fois qu’il le faudra.»
Le masque, le Plexiglas et les attentes de rendement du patron ne contribue cependant pas vraiment à un dialogue posé et constructif. Qui plus est, aborder franchement les conséquences redoutées pour soi et sa santé d’un refus de se conformer amène aussi un ton plus “politique” à la conversation que l’entreprise n’est pas forcément prête à assumer. Entre les règles à imposer et ces situations imparfaites, les employés sont souvent appelés à chercher des solutions créatives, quitte à prendre des risques. Mais comment s’assurer que ces initiatives ne se retourneront pas contre soi et que les règles intégreront peu à peu les résultats de ces essais et erreurs?
Tout cela, répond Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, relève encore de la qualité de la présence des cadres, non seulement pour indiquer les règles, mais aussi pour relayer leurs incohérences vers les niveaux plus élevés : «Donc, je crois que le gestionnaire va avoir une approche responsabilisante envers les employés : les employés sont responsables, de plus en plus autonomes et imputables de ce qu’ils font, mais, en même temps, ils savent que le gestionnaire est là pour les appuyer, et pour traduire leurs difficultés dans les plus hauts échelons de l’organisation. Si nous pensons à la COVID, par exemple : si ce qui est demandé n’est pas faisable, il faut aller s’assurer que les ressources soient déployées pour que le travail au quotidien soit faisable.»
Mais ces intermédiaires ont-ils vraiment le pouvoir de le faire? Pour madame Bourdages-Sylvain, la question demeure ouverte, puisqu’elle remarque qu’en situation de COVID-19, comme dans bien d’autres, les personnes chargées de transmettre les règles et de les faire vivre par leur action se retrouvent souvent en conflit de valeurs, ne serait-ce que parce qu’ils savent qu’ils devraient être plus présents, mais doivent l’être partout à la fois.
Et les études de Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, qui ont surtout porté sur les organisations publiques, tendent à la convaincre que même le secteur public, et les soins qui sont offerts dans les services de santé, sont loin d’être épargnés par cette problématique globale : «Ce genre de conflit, on le voit beaucoup, aussi, au niveau des cadres : ce sont eux qui encadrent les employés au niveau du service et qui doivent être l’espèce d’employé modèle, dans le sens où ce sont eux qui prônent de nouvelles directives de l’organisation, mais qui, en même temps, les subissent.»
De l’expérience à recycler
Heureusement, toutes les façons d’encadrer des clients plus ou moins récalcitrants ne sont pas forcément à réinventer. L’impatience de certains clients ou leur tendance à contourner les règles n’a rien de nouveau, rappelle Louis Fabien : «Cela a toujours été comme ça : vous allez dans un magasin de vêtements, vous essayez des vêtements, vous devez aller au vestiaire. Souvent, nous allons donner un numéro pour chaque vêtement. Après ça, vous devez remettre vos numéros et vos vêtements, évidemment, pour contrer le vol, et aussi, vous devez attendre.» Pour plusieurs employés, le choix des mots qui laissent l’impression de guider vers un service sécuritaire et personnalisé, plutôt que d’imposer une contrainte brutale, est déjà bien maîtrisé.
Daniel Gallant cite notamment une belle occasion d’apprentissage organisationnel acquise lors de l’imposition des règles pour des espaces sans fumée, une contrainte qui se compare à celle qui est vécue en 2020 notamment parce qu’elle fut imposée par la santé publique et donna lieu à bien des divergences : «Cela a été un énorme défi pendant longtemps. Encore là, on voyait une variance des opinions chez les clients, parce qu’il y avait des clients qui disaient ‟Pourquoi j’irais dehors pour fumer alors qu’il fait froid?” ou ‟Pourquoi je marcherais 9m pour aller fumer?”, alors que les non-fumeurs trouvaient cela normal.»
Ce professeur de l’Institut de tourisme de d’hôtellerie admet néanmoins que la situation actuelle se différencie par le risque mortel beaucoup plus immédiat qu’elle fait courir aux personnes concernées, ce qui soulève davantage les passions.
«Il y a des gens qui veulent contourner les consignes en temps normal : ils ne veulent pas rester en ligne. Ils sont impatients. Tout ça, ça existait avant. On a parfois l’impression que tout a changé au niveau de l’expérience client depuis le début de la pandémie. Mais tout n’a pas changé. C’est notre attitude qui a changé. Et tout le monde a peur. Tout le monde est méfiant. Il faut démystifier les effets psychologiques de la pandémie, sur nous et sur les clients, afin de mieux s’adapter.» Daniel Gallant, professeur à l’ITHQ
Pour valoriser nos héros fatigués
Les consignes, si claires soient-elles, ne suffiraient pas non plus pour combler le besoin de reconnaissance de ceux qui bravent tous les jours le risque du nez-à-masque avec leurs clients. Des gestes concrets s’imposent : veille-t-on à faciliter leur équilibre avec la vie familiale, s’assure-t-on de leur offrir le temps et les espaces leur permettant d’accomplir leur travail et de prendre leur pause de façon sécuritaire? Cherche-t-on à leur éviter de devoir toucher à des objets potentiellement infectés?
De même, selon Manuel Champagne, la situation actuelle nécessite l’acquisition de connaissances, mais celles-ci ne règlent pas tout : « Les travailleurs ont le droit de travailler dans un environnement sécuritaire. Donc, les employeurs ont un rôle déterminant pour fournir la formation et l’équipement requis et s’assurer que les lieux sont sécuritaires en tout temps, non seulement pour les travailleurs, mais pour les clients aussi. »
Envoyer ses employés en formation, en espérant qu’ils reviennent, subito presto, rassurés et prêts à agir de façon sécuritaire n’apparaît pas davantage réaliste à Laëtitia Missipo-Ndembat. Selon cette responsable de la formation, en temps de COVID ou pas, chaque apprentissage doit trouver le moyen de s’adapter à la culture interne de l’entreprise : «Ce que nous voyons, à partir de la perspective de Détail Québec, c’est que les employeurs ont vraiment voulu accompagner les employés de plancher. Cet accompagnement est passé par des activités de formation sur tout ce qui concerne l’hygiène et l’ensemble des mesures sanitaires, pour que les employés puissent dire ‟Là, ce que tu fais, c’est bien! Mais nous, en formation, nous avons vu cela : est-ce que nous pouvons le mettre en place?”»
Et c’est à ce moment, explique madame Missipo-Ndembat que la reconnaissance passant par les mots prend toute son importance, si elle parvient à mettre en valeur le lien entre la connaissance théorique des porteurs de ce savoir et la confirmation de ce que l’on entend intégrer, au quotidien, parmi les nouveaux savoir-faire.
Nous n'avons pas encore tout dit
Les employés ont donc droit à des règles qui les protègent. Mais comment, à travers cet océan de consignes, parviendront-ils à préserver les rapports humains qui leur offriront toujours une longueur d’avance sur le service en ligne? Vous le découvrirez dans l’article Bien équipés pour l’empathie, derrière le masque?
Les employés peuvent être formés mais, par leur expérience inusitée, ils peuvent aussi faire partie des générateurs des savoirs de demain, qui sont explorés dans le dernier article de cette série : Et si on s’offrait une crise créative?
Enfin, puisque tous ces savoir-faire et ces savoir-être relèvent avant tout des contextes qui les ont vus naître, commençons par cerner les grandes contraintes commerciales actuelles, avec Une tape dans le dos, et on continue?
Pour certains de gestionnaires parmi vous, la question du conflit de valeur n’est peut-être pas tout à fait réglé. Nous vous apportons quelques éléments de réponse dans cet article d’une précédente série Gestionnaire, un titre lourd à porter.
Dans les petits commerces, le besoin, pour le gestionnaire aussi, de s’offrir parfois quelques jours de congé ne permet cependant pas toujours d’offrir cette présence rassurante. Louis Fabien évoque néanmoins des façons de plus en plus courantes de demeurer sur le pied d’alerte, malgré une absence physique : «De plus en plus, pour régler les problèmes, on installe sur les téléphones des employés une application qui permet de parler rapidement à leur superviseur, par exemple, en pesant sur le 9*, s’ils ont un problème ponctuel. Parce que c’est difficile de laisser un client en disant ‟Je vais aller voir mon superviseur.” Mais c’est très facile d’avoir un code sur son téléphone. Alors là, tout de suite, votre superviseur vous répond et résout le problème.».
Il n’est pas dit que le client, déjà exaspéré, accueillera avec sérénité ce moment d’attente, mais il permettra au moins à l’employé de savoir s’il est toujours, ou non, sur la bonne voie dans ses interventions. Il faut dire qu’en ce moment, ajoute Manuel Champagne, une attitude excessive, en plus d’éprouver émotionnellement l’équipe, peut rapidement entacher une réputation : «Nous voulons éviter qu’une étincelle provoque une crise dans un magasin. Maintenant qu’il y a des téléphones intelligents, tout le monde peut aussi filmer la scène. Ce n’est à l’avantage de personnes d’avoir une chicane dans le magasin. Pour moi, c’est le travail d’un peu tout le monde de faire ça. Nous ne voulons pas nous retrouver dans une vidéo virale!».