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Un employé qui part pour dépression ou qui s’en sort mal revient cher à l’entreprise. Mais sommes-nous vraiment prêts à faire de la santé mentale et du bien-être des employés un élément de la culture d’entreprise? Si oui, comment?
Les employeurs sensibilisés à cette cause ont tendance à se nantir d’un programme d’aide aux employés. Pourtant, lorsqu’un gestionnaire se retrouve nez à nez avec un de ses employés à lui parler des bienfaits de ces programmes, c’est souvent que la détresse a déjà réussi une bonne part de son sale travail. Serait-il possible, même s’il faut parfois imposer des coupures, de se constituer une trousse de premiers soins assez complète pour freiner l’hémorragie? Avec tout le temps que les entreprises et les organisations dépensent en argent et en énergie à concevoir une marque employeur de plus en plus attrayante, ne pourrions-nous pas orienter quelques valeurs vers le civisme et la bienveillance, pour garder et préserver la santé de ces «ambassadeurs» si chèrement acquis?
Certains experts rencontrés encouragent alors les équipes de gestion à partager leurs valeurs prôner leurs valeurs. Mais la psychologue organisationnelle et consultante Julie Carignan, encourage les gestionnaire à miser sur le modèle qu’ils offre plus que sur la mission placardée sur le site web de l’organisation pour changer les choses, notamment en mettant l’accent sur une politique de la «porte ouverte» qui indiquera à tous les salariés, avant qu’un drame se présente, que le gestionnaire leur ouvrira l’oreille au moment opportun: «Il y a un préalable, qui n’est malheureusement pas toujours installé : c’est que le gestionnaire ait déjà établi une belle relation de confiance avec son employé, une relation de bienveillance avant que l’employé soit en détresse. J’espère que l’employé sait que son gestionnaire n’est pas là seulement pour évaluer sa performance, mais aussi pour le soutenir dans toutes les facettes de son travail.»
Cette consultante de la firme Humance précise qu’afin d’oser ouvertement dépasser le stade où ils acquiescent et rongent leur frein en silence, les employés doivent pouvoir, mais aussi vouloir, expliquer à leur gestionnaire ce qui lui échappe. Et ce point ne manquera pas d’être évalué ou, du moins, devrait l’être par les employés avant de poser leurs limites ou de demander de l’aide, précise Julie Carignan: «Est-ce que c’est quelque chose qui se passe entre collègues et est-ce que l’on a la marge de manœuvre pour tenter de gérer cela entre collègues, ou est-ce avec le gestionnaire que l’assignation des tâches se fait? Donc, il faut vraiment comprendre quel est le bon levier d’action. Parce que, parfois, les gestionnaires ne sont pas toujours au courant de la manière dont ça se passe, au détail, dans le quotidien.»
Plutôt que d’attendre les confidences, le gestionnaire a aussi tout à gagner à aller s’enquérir de la façon dont les employés surmontent les crises organisationnelles. Ce souci du bien-être de l’équipe signifie aussi pour Luc Brunet, professeur de psychologie du travail à l’Université de Montréal, de savoir profiter des fréquentes microcrises pour voir comment chacun trouve les moyens de se ménager. Il encourage aussi fortement les gestionnaires à profiter des intermèdes, entre les grandes périodes de productivité, pour inciter les équipes à se ressourcer et à prendre du repos sans toujours s’en sentir coupables: «Parce que nous remarquons que, dans la plupart des entreprises, ce n’est pas un stress continu que l’on va vivre. Il y a des périodes qui sont plus dures que d’autres. Après une période difficile, c’est important, pour ceux qui ont de la difficulté à passer à travers, qu’ils aient un peu de répit, soit en diminuant la tâche, soit en donnant quelques congés, soit en modifiant les ressources pour l’individu.»
Plusieurs maux, plusieurs remèdes
Outre un gestionnaire et un département de ressources humaines, si possible bienveillants, et le comité paritaire, obligatoire pour veiller aux accusations de harcèlement, certains salariés bénéficient d’un programme d’aide aux employés. Il arrive toutefois que les syndicats ou les patrons se trouvent en meilleure posture pour intervenir, surtout lorsqu’il s’agit de conflits impliquant des supérieurs qui tardent à se régler, explique Luc Brunet: «Avant 2004 et la loi sur le harcèlement psychologique, le seul recours qu’avait quelqu’un qui était intimidé ou malmené par son patron ou un collègue, c’était d’aller en cour. Et, bien souvent, les gens quittaient leur travail. Ils tombaient en dépression et s’en allaient. Maintenant, il y a des recours, mais les gens ont souvent peur d’y faire appel. Disons que c’est plus facile dans un milieu avec un bon syndicat. Ça, c’est un fait.»
Les syndicats interviennent lors de requêtes individuelles ou collectives, et parfois davantage à titre d’intermédiaire que d’adversaire. Plusieurs craignent néanmoins de faire appel à leurs services parce qu’ils ne veulent surtout pas endosser le rôle de protestataires. Mais la professeure à l’École de travail social Marie-Chantal Doucet y entrevoit une raison de plus, pour les employeurs de mettre des programmes d’aide aux employés à la portée de leurs équipes: «Parce que leur avantage, c’est qu’ils restent confidentiels. Ce sont des professionnels reconnus, psychologues ou travailleurs sociaux, qui vont recevoir des confidences. Au besoin, ils peuvent aussi référer à d’autres milieux. On est donc vraiment ainsi dans un espace neutre, dans le sens qu’il n’y a pas les enjeux internes avec les collègues ni avec le patron.»
Ces professionnels n’iront toutefois pas chercher les salariés hésitants par la main. Voilà pourquoi les gestionnaires, et parfois les syndicats, comprennent aussi l’intérêt d’envoyer quelques employés suivre une courte formation de sentinelles, pour que ces derniers deviennent plus à même de reconnaître les signes de détresse ou de suicide, et d’encourager les pairs qui en présentent les signes à entreprendre des démarches d’aide. Et pour un gestionnaire, explique Julie Carignan, multiplier les options peut constituer le choix le plus sûr: «Entre une seule porte très bien rodée et une multitude de portes, j’aurais tendance à opter pour la multitude, parce que si la seule porte qui s’offre à une personne ne lui convient pas, on va la perdre.»
Cependant, si l’accès à de nombreuses ressources représente une bonne nouvelle pour l’employé, on comprendra que les employeurs ne se réjouissent pas forcément de voir leurs coûts d’assurances reliés aux médicaments s’élever, les absences et les congés de maladie se multiplier, leur syndicat ou leurs sentinelles s’activer plus que jamais et leur performance décroître. Ces signes n’en restent pas moins des indicateurs sûrs de l’état de santé de son équipe et de l’urgence d’agir.
Personnaliser son soutien
Les gestionnaires peuvent aussi parfois ressentir la nécessité d’ajouter des consultants ou des activités de prévention à leur palmarès de ressources. Mais devant une offre quasi infinie de propositions à coûts variables, le choix peut devenir d’autant plus embarrassant qu’en choisissant le conseiller, on choisit déjà un peu le type d’approche et de conseil dans lequel passer son précieux budget. Il ne faut donc pas perdre son objectif de vue et s’assurer de bien cerner, dès le départ, le nœud du problème.
Avant de se lancer dans ces grands projets, les experts encouragent donc les gestionnaires à mener leur petite enquête sur les besoins manifestés par l’équipe. Des discussions individuelles dans le coin de la porte offrent parfois de précieux indices. Julie Carignan a cependant pu observer à maintes reprises que des groupes de discussion et des sondages individuels permettent souvent de dépasser plusieurs réticences des salariés à manifester leurs insatisfactions aux gestionnaires: «Parfois on se rend compte que tout le monde sourit et tente de se garder la tête hors de l’eau, mais les petites pattes, sous l’eau, ça pédale pas mal fort. Souvent, les gens n’oseront pas afficher que ça ne va pas bien parce qu’ils veulent être forts et solidaires.»
De même, Alessia Negrini croit que le gestionnaire a tout intérêt à passer la main à des professionnels des relations humaines, tant pour dépister les problèmes que pour en gérer les constats, une fois la Boîte de Pandore bien ouverte: «Parce que si l’on parle d’un groupe qui est en détresse, d’absences pour raison de santé mentale qui augmentent, des coûts d’assurance qui augmentent pour les médicaments, le premier réflexe, je vous dirais, ce serait de faire un sondage à l’interne pour savoir si l’on va se faire aider par une ressource externe. Parce que si on prend quelqu’un qui vient de l’intérieur de l’entreprise, il risque d’être un peu biaisé. On peut être biaisé pour faire le questionnaire ou le groupe d’entraide. Mais comment gérer la réponse qui ressort de ça?»
Marie-Chantal Doucet abonde dans le même sens en ajoutant que l’appel à une personne professionnellement formée à évaluer et à encadrer les groupes présente aussi le net avantage d’arriver avec un regard exempt des tensions qui souvent alimentent la détresse professionnelle. Elle explique aussi que cette recherche de professionnalisation ouvre la voie à une multitude de propositions qui ne nous seraient pas venues en tête, de prime abord: «Il ne faut jamais oublier qu’il y a des enjeux en milieu de travail, comme la rivalité. Mais peut-être qu’un intervenant externe pourrait venir pour aider à identifier certains comportements, par exemple des idées suicidaires. Ça, ça pourrait être intéressant. Une autre formation sur comment gérer les conflits. D’ailleurs, il s’en donne déjà. C’est beaucoup dans l’air du temps aussi.»
Se développer… au moins un peu
En cas d’hésitation ou de période de vaches maigres pour l’entreprise, rien n’oblige toutefois à croiser les bras. Des instituts de recherche aussi nationalement reconnus que l’IRSST créent maintenant de tels outils de sensibilisation. Des organismes sans but lucratif, comme le Groupe Entreprise en santé ou des regroupements privés de professionnels en font même une vocation.
Alessia Negrini assure que des formations sans frais, ou à peu près, permettent déjà de familiariser ses équipes avec certains problèmes : « Il y a des groupes qui n’ont pas vraiment de ressources. Ce qu’ils font, c’est de partager avec leurs employés des vidéos de YouTube sur la santé mentale. Ça explique ce que c’est, la santé mentale au travail, et comment on peut y contribuer. Ce sont des vidéos qui durent 15 minutes et que chacun peut regarder chez lui. Ce que j’ai vu aussi, au travail, ce qu’il y avait des lunchs ensemble, durant lesquels l’entreprise ou les ressources humaines ou les syndicats projetaient des vidéos. Ensuite les employés en discutaient. Ça ne coûte rien. ».
Les experts insistent toutefois aussi sur l’importance de maintenir des attentes réalistes quant aux résultats d’une initiative ponctuelle de prévention, et ce, même si on y met le prix ou que les gestionnaires y sont suivis pas à pas. Luc Brunet, chercheur spécialisé dans les comportements antisociaux au travail, affirme sans hésitation qu’il doute qu’une formation de 30 ou 40 heures change des habitudes de toute une vie de leader: «C’est extrêmement difficile de changer quelqu’un. Et c’est ce que l’on voit dans la littérature. Je peux aussi vous en parler par expérience. Vous pouvez les sensibiliser, mais je vous dirais que la réussite est très basse. On dit souvent que lorsque l’on fait de la formation, entre autres lorsqu’on fait du changement organisationnel, que l’on peut changer notre façon de faire, pas en termes techniques, mais dans la façon de gérer : il y a environ 20% de réussite.»
Apprendre à ne pas nuire
Julie Carignan, elle-même consultante CRHA chez la firme professionnelle Humance admet elle aussi que l’on ne bouleverse pas les façons de faire des salariés en 7 ou 8 heures de formation théorique sur les 12 étapes de l’écoute active. D’où l’importance pour elle et son équipe d’agir sur plusieurs plans, dont des exercices pratiques de mise en application pour les salariés, qui aident au moins à bien maîtriser quelques gestes de base, et à amener des suggestions de transformations structurelles: Ce que je peux vous dire, c’est que tout le monde peut se développer. Mais jusqu’à quel point va-t-on atteindre l’excellence autant que quelqu’un chez qui c’est naturel? …qui a cette force déjà, en partant? …qui a une intelligence sociale et relationnelle? Si l’intelligence émotionnelle est là, quelqu’un qui a cette force-là va devenir rapidement excellent si on lui donne des outils en plus. Mais quelqu’un qui ne l’a pas naturellement, on est au moins capable de le faire passer de pas bon à moins pire »
Les passages à l’acte, les congés pour épuisement et les démissions, même dans le domaine de la santé et du bien-être, démontrent aussi que les connaissances sur le soin des clientèles vulnérables ne préparent pas nécessairement à affronter ses propres limites ou celles de ses pairs. Les limites de la portée d’un partage de connaissances pur et dur justifient le choix de Julie Carignan de privilégier des formations souvent très concrètes et orientées vers des besoins précis:
Lorsque nous parlons d’écoute, de bienveillance, nous parlons de posture, d’attitude, de comportement beaucoup plus que de bagage théorique. Les changements de comportement, chez l’humain, c’est tout le principe petit à petit pas et de la constance qui fonctionne. C’est d’être très concret dans les comportements : faire remarquer, par exemple, à quelqu’un qu’il a tendance à interrompre les autres plutôt que de les écouter. On propose les comportements à modifier. Ça peut être aussi simple que ‟Lorsque tu entres le matin, petit sourire et dire bonjour à tes collègues?” .
L’objectif ne devrait, en effet, pas être de transformer les collègues en professionnels de l’intervention. Tous les experts insistent sur ce point. Des activités de mobilisations plus préventives peuvent néanmoins sensibiliser des pairs à la réalité des autres et au fait qu’ils ne comprendront ni ne contrôleront jamais une partie de la vie de ceux qu’ils veulent soutenir. En revanche, ils comprendront peut-être mieux que de faire partie intégrante de la vie de leur équipe, avec leur tempérament, ne leur permet pas toujours d’aborder ce qu’ils perçoivent avec autant de neutralité qu’ils le voudraient.
La bienveillance appliquée
Et cette ouverture à l’autre, lorsque la détresse poindra le bout de son nez, ne passe pas seulement par les mots ou la relation patronale. Elle dépend en grande partie de la qualité des liens qui ont su s’établir auparavant, à travers les sourires et les autres signes par lesquels les pairs ont déjà su démontrer leur attachement. Mais Julie Carignan souligne qu’en temps de confinement, on ne compte plus toujours autant sur les autre pour retrouver son équilibre travail-risques-famille-santé mentale.
Pourtant, l’exigence de «travailler ses relations entre collègues» y maintient tout autant sa pertinence que celle de « travailler sur son couple », si on veut pouvoir un jour attendre d’eux, en toute confiance, un geste de compassion: «Il doit y avoir des moments où l’on n’est pas en train de travailler, mais on se demande comment ça va et on apprend à se connaître personnellement. Quelles sont nos forces? Quelles sont nos zones de vulnérabilité? Quels sont nos intérêts Quelle est notre réalité? Ce n’est pas du temps perdu. Ça renforce nos liens et ça fait en sorte que lorsque nous allons vivre un moment difficile, on va le vivre de façon solidaire et bienveillante les uns envers les autres, parce qu’on se soucie sincèrement les uns des autres. On se connaît et on se reconnaît. C’est complètement l’opposé d’une culture où l’on ne s’intéresse pas trop aux autres parce qu’on craint que leurs problèmes viennent nous drainer par le bas. Vous savez, les fameuses activités de Team Building, ce n’est pas juste pour le plaisir.»
Alessia Negrini entrevoit que cette reconnaissance manifestée par les pairs, mais aussi par le gestionnaire qui observe les attentions que l’on se porte mutuellement et les efforts que l’on investit pour garder le cap, contribue à nourrir le bien-être collectif. Le maintien de ce climat chaleureux lui apparaît aussi comme une belle issue pour une personne en détresse, non seulement pour éviter d’y plonger, mais aussi pour se ramener plus rapidement la tête hors de l’eau, parce qu’il offre une chance de se déconnecter durant quelques heures du fil sombre de ses pensées: «Si la personne a eu un événement externe traumatique, admettons l’exemple du décès d’un proche dans sa vie personnelle, si la personne a ses ressources pour s’adapter à ce deuil, elle pourrait voir le travail ou l’équipe de travail comme thérapeutiques. Parce que le travail permet de garder la routine et de se sentir utile, de trouver un sens à ce que l’on fait. La présence des collègues peut aussi être l’occasion d’échanger sur autre chose. Ça permet de penser à autre chose qu’au deuil et à la perte subie par la personne.»
Réinventer l’art de la machine à café
Ce besoin de créer des liens motive les dépenses en consolidation d’équipe depuis un bon bout de temps. Mais en ce moment, tout le défi, d’après Marie-Chantal Doucet, est avant tout de recréer les liens qui apparaissaient autrefois d’eux-mêmes, autour de la machine à café, et ce, malgré des horaires surchargés des uns et les contraintes du télétravail des autres:
Je me souviens de dîners mémorables où on chantait des chansons des Beatles et où on évacuait la pression comme ça. Ça, ça permet de favoriser des liens plus affectifs, plus amicaux et ça va aider à bâtir de meilleurs liens, les uns envers les autres. C’est sûr que ça ne va pas éliminer les rivalités. Mais ça va quand même permettre de nuancer les relations.
Pour en savoir plus
Pour un aperçu de la multitude de ressources en ligne, à consulter en toute confiance, évoquées par Alessia Negrini, consultez ce lien et bien d’autres vers les capsules de l’IRSST.
Vous pouvez aussi lire plus de conseils de nos professionnels sur les façons de gérer les émotions en cours de réunion et d’activité de soutien, afin d’éviter qu’elles ne tournent au vinaigre, dans le précédent article de cette série, De Patron exemplaire à gestionnaire empathique.
Si vous vous préoccupez avant tout de savoir si vos gestionnaires et vos équipes parviennent déjà à se servir ensemble de modèles d’entraide et pourquoi, Petite recette d’un milieu toxique vous offre quelques éléments de réponses.
Afin de savoir quels signes observer et comment aborder un collègue qui souffre, commencez plutôt par le premier article de cette série, La détresse, un signe à la fois.
Enfin, pour savoir comment “surfer” de façon préventive, entre les différentes vagues de crise, nous vous suggérons la série sur la Gestion de crise en ressources humaine, et plus spécifiquement le dernier article: Maintenant, préparons la prochaine tempête.