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Vous avez l’impression que les médias officiels ou marginaux et les fils d’actualité rugissent plus que jamais d’opinions déchaînées? Serait-ce un signe que citoyens et travailleurs y gagnent en liberté d’expression? Au contraire! Avec la précarisation des emplois et les chartes médias en milieu de travail qui se multiplient et s’alourdissent, jamais les petits caractères et les alinéas de la loi n’auront risqué de couter aussi cher à ceux qui ont choisi d’exprimer leurs opinions sur le quotidien par un style plus virulent que des vidéos de chat.
Au moment où j’écris ces lignes, je romps un serment envers celle que nous nommerons «Madame X».
Il y a quelques mois, je voulais l’interviewer dans le cadre de ma série sur les relations amoureuses des personnes se retrouvant aux emplois de première ligne durant la COVID. Cet article sur l’entraide dans le couple ne me donnait pas l’impression de frôler le scandale de très près.
Je me butais néanmoins à un étonnant silence, avant que « Madame X » m’annonce la raison de son refus: un employeur qui l’a contrainte à s’engager, par écrit, à ne pas mentionner des faits reliés à son travail dans les médias, sous peine de congédiement.
Pur fait anecdotique? Peut-être pas. Camille Alloing, qui doit pourtant respecter scrupuleusement les critères de confidentialité associés à son poste professeur en communication sociale et publique à l’UQAM, observe aussi cette réticence généralisée, lors de ses recherches en sol québécois : «En Europe, mis à part dans quelques cas précis, pour certains contrats que l’on peut signer avec les organisations, on ne peut pas réduire au préalable la liberté d’expression d’un employé. Alors qu’ici, on peut dire dès le départ ‟Nous vous interdisons de prendre la parole dans les médias pour parler de telle ou telle chose.”».
Comment en sommes-nous arrivés là?
L’inaliénable devoir de loyauté
Les avocats et les experts en ressources humaines et relations publiques interviewés dans le cadre de cet article ont tous manifesté un brin de compassion envers « Madame X », une de ces héroïnes du quotidien, ainsi condamnée au silence par son employeur. Pourtant, les uns après les autres, ils m’ont assurée de très bien comprendre et même approuver le choix de celle-ci d’éviter tout ce qui pourrait être perçu, à tort ou à raison, comme une dénonciation ou une résistance aux règles imposées.
On me cite à ce sujet l’article du Code civil sur le devoir de loyauté, valide même lorsque l’employeur n’a pas rédigé une charte médiatique très spécifique:
Le salarié, outre qu’il est tenu d’exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et honnêteté et ne pas faire usage de l’information à caractère confidentiel qu’il obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail.
Ces obligations survivent pendant un délai raisonnable après cessation du contrat, et survivent en tout temps lorsque l’information réfère à la réputation et à la vie privée d’autrui. [article 2088 du Code Civil]
L’interdiction de dénoncer ne constitue qu’un aspect de ce devoir de loyauté. Ce principe s’applique aussi à toute action pouvant nuire aux intérêts, aux valeurs, à la déontologie ou à l’image de l’employeur. Me Jean-Guy Villeneuve, avocat associé conseil chez KSA avocats, explique que cette règle vient néanmoins limiter la liberté d’expression, par l’obligation qu’elle impose de s’abstenir de blâmer son employeur, même sur des faits réels, observables par tous.
Ce collaborateur à des ouvrages sur le droit du travail décrit même la dénonciation d’un employeur sur la place publique comme « un sport dangereux ». Outre l’idée de préserver la confidentialité de l’employeur ou de ses bénéficiaires, il s’agirait ici de préserver l’entreprise dans son droit à la réputation, qu’elle peut défendre au même titre qu’un individu : «Parce que le contrat de travail est privé : il relie un employeur avec un employé.»
Il reste heureusement possible de s’en tenir, avec les proches, à des généralités sur une journée plus ou moins moche pour décompresser, mais le professeur en droit Me Charles Tremblay Potvin prévient que l’employé entre déjà en zone plus périlleuse s’il ose un tel aveu devant un client : « Parce que là, vous portez atteinte à l’image de votre entreprise. Vous dites au client qu’au fond votre entreprise n’est pas si bonne que ça. ».
Écouter la voix de la prudence
Exiger l’allégresse à temps plein demeure utopique. De plus, les raisons de réagir à ce que l’on voit, à ce que l’on nous oblige à faire, dépassent parfois, et de loin, le simple fait de supporter les commentaires amers et les cafés trop sucrés de sa voisine de bureau. Des risques encourus pour sa santé, celle de ses clients ou de ses bénéficiaires, ou des questions d’intégrité professionnelle entrent parfois en considération. Mais même dans ces cas plus graves, Me Tremblay Potvin insiste sur l’importance de tenter d’abord de régler le problème à l’intérieur de l’entreprise, en remontant les échelons hiérarchiques un à un, afin de démontrer la bonne foi:
Admettons que vous avez une équipe de travail et que vous vous levez un matin et vous trouvez un article où un de vos salariés dénonce quelque chose qui s’est passée dans votre entreprise. Vous allez dire ‟Cela aurait été bien qu’il m’en parle avant pour que l’on essaie de changer les choses. Et si c’est difficile à changer, moi, je lui aurais expliqué pourquoi nous faisons les choses comme cela. Que ce n’est pas idéal, mais qu’il faut faire cela à cause de tels problèmes, mais que l’on peut faire telle chose pour améliorer la situation.”. En ne faisant pas cela, l’employé contrevient clairement à son obligation.
Cette obligation persiste même devant une problématique plus flagrante, lorsque rien ne pourrait, en apparence, expliquer la négligence ou le refus des pairs ou d’un supérieur de se conformer à une règle. Ainsi l’exprime Me Tremblay Potvin à propos d’un salarié qui, par exemple, verrait sa supérieure omettre le port du masque : « Et ce n’est pas parce que la personne occupe un poste hiérarchiquement supérieur que l’on ne peut pas exprimer nos griefs ou nos opinions. Donc, l’employé devrait commencer par discuter avec la gérante du problème, et si la gérante ne règle pas le problème, il peut aller voir la propriétaire de l’entreprise et dire qu’il ne trouve pas correct que la gérante agisse de cette façon. Et là, ce sera à la propriétaire de sanctionner sa gérante. »
On ne s’étonnera pas trop que devant ce genre de situations délicates, les employés ressentent le besoin de tâter le terrain avant d’entreprendre une telle démarche. Et, heureusement, Me Jean-Guy Villeneuve confirme que les discussions entre collègues sur les aléas du moment ne se butent pas encore aux limites du devoir de loyauté.
Pour dénouer les conflits internes
Afin de favoriser ces échanges, même en télétravail, la professeure de ressources humaines de la TELUQ Diane-Gabrielle Tremblay encourage fortement les employeurs à ménager des moments de discussion en ligne, où ils brillent par leur absence. Car même si, durant ces rencontres, ils se doutent que leur nom risque d’être prononcé à quelques reprises, ces échanges contribuent à ce que les équipes trouvent des façons plus appropriées d’aborder ce qui les turlupine.
Offrir ces chances de rapprochement ne garantit toutefois pas la résolution de tous les problèmes, notamment ceux qui touchent la violence ou le harcèlement en milieu de travail. En effet, les travaux se sont accumulés au Québec pour souligner le rôle souvent actif ou, pour le moins, une certaine complicité tacite des cadres, dans les cas de harcèlement qui perdurent, de même que la loi du silence chez les pairs.
Les recherches ont néanmoins contribué significativement à l’évolution des lois sur le harcèlement. Et Me Villeneuve rappelle que les entreprises sont maintenant tenues d’instaurer des politiques internes pour encadrer les plaintes de harcèlement et de prendre les mesures pour que cessent les comportements indésirables: «Il faut se protéger, parce que c’est l’employeur qui va avoir le fardeau de régler la plainte et de sanctionner le responsable, au bout du compte, ou de faire une médiation pour régler tout ça, peut-être même de nommer un enquêteur, lorsque la situation le justifie, selon la politique de l’employeur.». Et cette obligation protège les salariés, que la plainte concerne l’attitude d’un client, d’un pair ou d’un cadre.
Me Villeneuve ne cache pas que le fait que plusieurs employés parlent d’une même voix peut aider leur cause, surtout lorsque la plainte concerne un cadre. Un syndicat, pour ceux qui en ont, apparait alors comme une ressource toute désignée pour traiter de ces grincements entre les paliers hiérarchiques. Me Tremblay Potvin rapporte aussi que les représentants syndicaux jouissent d’une certaine immunité dans leur revendication, même s’ils décident d’aller sur la place publique pour poursuivre leur démarche.
À l’ombre de ses droits
Les recherches sur la jurisprudence démontrent toutefois que cette immunité n’est pas totale. Mais l’expérience des représentants syndicaux devrait tout de même aider, à l’avis de Me Villeneuve, à tâter le terrain des possibilités de revendications en bonne et due forme : « Et encore là, vous allez voir que les présidents de syndicats et les délégués syndicaux, lorsqu’ils vont sur la place publique, sont très prudents. Ils y vont avec du solide et ils font attention pour ne pas attaquer. Ils vont sur des questions factuelles. Et en plus, ils ont l’expérience pour savoir aller sur la place publique et l’employeur est apparemment déjà mis au courant qu’ils vont y aller, parce qu’il y avait une insatisfaction et que la situation a perduré et pourrissait. Il y a tout un crescendo aussi qui peut justifier d’aller sur la place publique.»
Diane Gabrielle Tremblay a d’ailleurs constaté que ces différentes instances de protection n’ont pas du tout chômé durant la dernière année, même à distance: «Il y a eu plus d’enjeux et les gens ont été très préoccupés. Il y a des réunions syndicales qui se font en ligne. Il y a des médiations lorsqu’il y a des problématiques de harcèlement et autres. Tout cela se poursuit.»
Si les recours internes sont épuisés ou que l’employé préfère avoir recours à un œil extérieur, il est évidemment libre d’aller chercher du soutien en privé, mais aussi au communautaire, dans des organismes comme le GAISHT, s’il s’agit de harcèlement ou même, pour les cas les plus dramatiques, aux forces de l’ordre sans pouvoir être accusé pour autant d’un manquement de loyauté.
Me Villeneuve propose également de faire appel à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et la sécurité du travail (CNESST) pour l’ensemble des problématiques associées au harcèlement ainsi qu’à la santé ou à la sécurité au travail.
Cette commission intervient aussi sur les questions d’équité salariale. Elle agit cependant alors à titre d’arbitre et non de défenderesse inconditionnelle des droits. Des recherches sur les interventions de la CNESST démontrent aussi que, durant la dernière décennie, le montant des amendes imposées aux entreprises délinquantes s’est avéré fort peu dissuasif. De plus, les inspections préventives sur place, pour voir si les recommandations associées à une plainte ont été maintenues pour tous en milieu de travail, ont été rares.
Citoyens, malgré tout
Les travailleurs bénéficient donc de plusieurs recours s’ils se sentent lésés individuellement. Mais leur choix se réduit considérablement s’ils veulent protéger leurs collègues, leurs clients, leurs bénéficiaires ou le grand public, par exemple, en dénonçant des pratiques frauduleuses, des falsifications des données, des coupes drastiques dans les procédures préventives de sécurité ou encore les contraintes à offrir des soins adéquats dans un lieu d’hébergement.
Est-ce dire que les employés doivent s’en tenir à suivre les ordres et, tout au plus, signaler sagement les déraillements qu’ils observent? Absolument pas, répond Me Charles Tremblay Potvin. Devant une pratique indéniablement néfaste, après avoir frappé, sans succès, aux portes des différents échelons hiérarchiques, un employé serait justifié, et aurait même le devoir, de choisir un autre camp que celui de la loyauté envers son employeur: «Il y a aussi une loyauté envers la société en général. Un citoyen peut se dire que s’il travaille pour un service public qui donne des soins à des personnes âgées et qu’il trouve que cela n’a pas de bon sens, un moment donné, il va falloir que cela change. Il va donc falloir qu’il le dénonce.»
Mais même s’il s’agit d’une situation méritant bel et bien une dénonciation à hauts cris, reconnaitre l’horreur d’un fait après les faits ne suffit pas. Dans des cas par exemple de négligence flagrante révélés au début de la crise de la COVID, Me Villeneuve croit que l’employé qui a dénoncé trop peu ou trop tard peut être tenu au moins partiellement responsable des conséquences de son silence: «Cela mérite d’être dénoncé, mais dénoncé d’abord à la directrice des soins infirmiers ou au directeur des préposés aux bénéficiaires, en temps opportun. La dénonciation qui intervient quelques heures après, c’est louable. Mais si nous n’avons rien fait alors que nous constations la situation et que nous ne l’avons pas dénoncée en temps utile, il y a peut-être un petit manque quelque part. Et rien ne dit que c’est exclusivement la responsabilité de l’employeur.»
Les hautes sphères de la dénonciation
Cette responsabilité n’incombe donc pas qu’aux personnes en haut de l’échelle des professions. Le fait d’avoir un plus grand pouvoir décisionnel aggrave néanmoins la faute d’avoir refusé d’admettre les problèmes signalés, admet Me Jean-Guy Villeneuve : « Au bout du compte, peut-être que l’employeur n’a pas eu suffisamment d’employés cette journée-là. Mais si cela a été dénoncé et qu’il manquait de personnel cette journée-là, qu’il n’a pas trouvé les remplaçants nécessaires ou qu’il n’a pas demandé à des cadres pour aider à faire le service, là, il est doublement responsable. »
Cela ne signifie toutefois pas que le plus haut gradé parviendra toujours à dénoncer à son tour, s’il le faut, en toute impunité. La recherche révèle des cas où des professionnels, en faisant preuve de leur bonne foi dans la dénonciation de leur employeur, ont vu leur sanction réduite mais non annulée, après de longs mois de procès.
Mais le jeu en vaut parfois la chandelle, prévient Diane-Gabrielle Tremblay, surtout pour des membres d’ordres professionnels qui pourraient aller jusqu’à perdre le droit d’exercer leur travail en choisissant le silence : « Donc, oui, il y a une certaine loyauté à l’endroit de l’entreprise ou de l’organisation qui est attendue, mais notre ordre professionnel, que ce soit celui des infirmières, des gestionnaires en ressources humaines, des ingénieurs ou des avocats, exige que nous respections une première mission, qui est celle de protéger le public. ». Cette dernière précise toutefois que les sanctions ne vont pas toujours jusqu’à la radiation. Tout dépend de la gravité des conséquences et de la capacité de démontrer le manquement.
Le silence et la loi du plus fort
Mais si, d’une part, les hauts gradés ont plus à perdre à opter pour le silence, les petits salariés encourent plus de risques à dénoncer, et ce, précise Me Villeneuve, surtout s’ils travaillent dans une grosse entreprise privée et non syndiquée, qui a moins besoin de rendre de comptes à la population pour survivre: «Lorsqu’il y a des choses graves, comme ce que nous appelons les “whistleblowers” [lanceurs d’alerte], ça, ça va un peu plus loin : d’abord, si c’est un employeur privé, il faut faire plus attention que si c’était un employeur public.»
D’autres situations portent flanc à une précarité encore plus grande: ceux qui n’ont pas encore leur permanence ou à qui la COVID-19 a déjà mis un pied dans la porte de sortie, et qui n’ont même plus accès à une oreille professionnelle, syndicale ou patronale, pour se faire entendre «à l’interne», comme il se doit, avant de se tourner vers une source plus médiatique. De telles conditions ne les dégagent pas, en effet, du fameux devoir de loyauté qui, souvenez-vous, se maintient après les cessassions de contrats et pourrait donner lieu à des poursuites.
Une question donc, de filets de protection, mais aussi, ajoute Camille Alloing, de jeux de pouvoir et d’importance accordée à la parole de l’employé, qui peut être très différente entre l’exécutant d’une tâche très répétitive et celui à qui on demande une action plus personnalisée: «Plus le salarié sera précaire, plus il aura peur de perdre son emploi, donc il fera une forme d’autocensure, même si ce n’est pas une censure explicite.»
Notons une situation toute autre du côté des quatre experts interviewés dans le cadre de cet article, aucun n’avait demandé l’autorisation à ses supérieurs avant notre première rencontre journalistique. Ce droit de prendre la parole est d’ailleurs dûment inscrit au contrat de ceux d’entre eux qui enseignent à l’université.
Deux d’entre eux ont même été jusqu’à admettre que leur climat de travail n’est pas toujours idéal en temps de pandémie. Une audace pas si éclatante, mais déjà à mille lieues des craintes de «Madame X», que l’enseignant universitaire Charles Tremblay Potvin comprend pourtant si bien: «Mais c’est sûr que les salariés qui reçoivent une directive comme celle-là de leur employeur ne voudront pas prendre de risque, tout simplement parce qu’ils n’ont rien vraiment à gagner à aller parler aux médias …et qu’ils ont tout à perdre. Donc, ils vont vouloir être les plus prudents possible.»
Il faut dire qu’il ne s’agit pas seulement d’avoir raison ni même d’être en règle avec la loi. Après tout, des mois de confrontation avec l’employeur, voire une mis-à-pied, avant d’affronter un employeur mieux armé que soi en matière judiciaire n’est pas un luxe que tous peuvent s’offrir.
Voilà néanmoins que «Madame X» m’inspire une série entière! Je me dis toutefois que des « Madame X », qui nous sourient malgré la censure, la peur du virus, le masque, le froid des épiceries et l’interdiction de s’assoir durant leurs huit heures de travail, il y en a des milliers. Sa crainte d’être entendue a donc d’excellentes chances de se perdre dans la foule.
Une bonne nouvelle? Vraiment?
Merci à Laura Garnier, agente de projet au Groupe d’aide et d’information sur le harcèlement sexuel au travail de la province de Québec (GAIHST) pour ses conseils, lors de la rédaction.
Certains diront que l’enjeu, de toute façon, n’est plus tant le risque de croiser un vilain ou une vilaine journaliste, mais plutôt les débordements des réseaux sociaux. Employés et employeurs y sont, en effet, à risque plus que jamais : c’est un domaine où les règles restent encore à définir. Pour avoir un aperçu de ce qui se dessine, lisez Attention, Facebook vous pourchasse.
Si vous voulez plutôt connaitre les avantages que l’employeur de «Madame X» aurait à la laisser se dévoiler un peu plus ou découvrir les risques qu’elle ou un autre salarié court à se retrouver nez à nez avec une caméra sans y être préparé, Le mutisme, une réelle solution? vous offre des pistes de réponse.