Crédit photo Sentiers ludiques
La créativité, un phénomène qui se déroule entre les deux oreilles d’un créateur? Vraiment? Eux-mêmes parlent de leur processus comme d’un mouvement perpétuel, affecté par les critiques malheureusement, mais aussi par des techniques de création qui s’affinent de jour en jour. Mais comment transmettre sa griffe, son image propre, tout en laissant la porte ouverte au dialogue? Une question dont la réponse demeure pleine de rebondissements.
Le fondateur d’Escaparium soutient n’avoir attendu ni les critiques extérieures ni les événements qui ont fait chavirer l’actualité avant de changer son fusil d’épaule à maintes reprises, dans son processus de création. Et cette entreprise envisageait déjà la fermeture de l’une de ses succursales après 5 ans d’activités. Pour cause de scandale? De dysfonctionnement? Pas du tout, raconte Jonathan Driscoll, seulement parce, maintenant qu’il s’était doté d’une équipe de haut calibre, ses premières œuvres ne correspondent plus à ses standards de qualité. Cet entrepreneur jusqu’au bout des ongles, qui a créé ses premiers jeux avec sa famille, a même fini par confier à d’autres des éléments aussi personnels et subtils que la conception des récits.
Maintenant, nous sommes rendus avec une équipe de quinze professionnels qui sont tous experts dans leur domaine : on parle de deux mondes complètement différents. Nous avons des ingénieurs, des programmeurs, des experts en 3D, nous avons deux personnes qui se consacrent entièrement à faire les histoires. Nous avons des gens juste en construction. Nous avons vraiment de tout. Mais mon père et moi, nous ne pouvions pas être aussi bons que tous ces gens-là qui sont des experts dans leurs domaines. Je ne serais pas capable de faire ce que font mes employés.
Jonathan Driscoll
Le fondateur de Trik Truk et des Sentiers ludiques, Dominique Gauthier, ne parle pas aussi durement de ses précédentes créations, mais fait de leur bonification continue autant une manière de se mettre à l’écoute à son équipe que d’offrir un produit toujours plus adapté à chaque différent client et aux terrains de jeu les plus variés.
Nous sommes dans le divertissement. Alors, je pense que pour faire tripper le monde, il faut être une gang de tripeux. Et même si ce n’est pas une obligation, c’est très rare que l’on fasse deux fois le même jeu. Nous avons des jeux dans notre portfolio que les villes veulent louer. Mais c’est sûr que l’on va le modifier d’une ville à l’autre à chaque fois, parce qu’on a du plaisir à le faire et qu’on a eu un nouveau flash et que là, on peut se le permettre. Ce n’est pas que la version précédente n’était pas bonne, c’est que tout à coup, on pense que la prochaine pourra être encore mieux.
Dominique Gauthier
Une rectitude qui ne cesse de bouger
Bien que plusieurs bonnes idées peuvent alors venir de l’intérieur ou du paysage, toute cette armée de nouveaux experts ludiques ont aussi intérêt à étirer leurs antennes pour saisir les nouvelles sources de sensibilité, même les plus discrètes, selon le professeur en technologie éducative Patrick Plante, puisque ces changements des mentalités ne s’annoncent pas toujours à grand renfort de tambours. Alors que la préoccupation concernant certaines problématiques, comme la violence dans les jeux, semble perdre du terrain, d’autres traitements qui semblaient hier tout à fait acceptables peuvent aujourd’hui susciter esclandres et bannissements, pour des raisons comme l’usage du genre, de la culture ou de l’environnement.
Si on prend, par exemple, Kanata, la pièce de théâtre de Robert Lepage, qui a fait tout un scandale : si nous l’avions présentée il y a 10 ans, cela aurait probablement été un franc succès. Si cela n’a pas passé aujourd’hui, c’est parce qu’il n’y avait pas vraiment d’Autochtones dedans qui portaient leur voix, même si c’était le sujet principal.
Patrick Plante
Il semblerait d’ailleurs que ces débats ne concernent pas que les grands théâtres ou les universités où, en ce moment, l’utilisation des mots en N… fait parfois l’objet de débats. Dominique Gauthier rapporte avoir récemment sensibilisé un client aux risques d’une commande où on demandait à des acteurs de s’accoutrer en Autochtones. Mais les sujets litigieux ne s’arrêtent pas là. Même les vieux contes, apparus pendant longtemps comme le modèle même de l’innocence, deviennent parfois pour lui l’objet de tout un casse-tête.
Nous avons un projet pour lequel une ville nous a approchés sur la thématique des contes pour montrer aux enfants comment construire un théâtre d’ombres. Nous avons repris l’histoire de Blanche-Neige qui se fait réveiller par un prince qui l’embrasse pendant qu’elle dort. Si je te raconte ça de cette manière, en 2021, il y a quelque chose d’étrange. Nous nous sommes vraiment demandé ce que nous allions faire avec cela, parce que le conte est écrit comme cela. Mais en même temps, tu ne peux pas embrasser n’importe qui pendant qu’il dort. Il y a une problématique très « 2021 » là-dedans. On hésite avant de raconter Blanche-Neige. Et notre mandat n’était pas d’embarquer dans l’éducation de tout ce qui est le consentement sexuel.
Dominique Gauthier
Bien armés de pixels
À ces enjeux plus idéologiques s’ajoutent bien sûr de nouvelles normes, dont celles concernant l’hygiène. À ce sujet Jonathan Driscoll rapporte qu’heureusement, l’époque où plusieurs clients appelaient, inquiets de leur sécurité, est maintenant bel et bien derrière eux. Maintenant, ses visiteurs s’attendent à ne plus avoir à s’en soucier. Et les entrepreneurs de loisirs comme lui ont fait leur part pour maintenir cette assurance. Pourtant, des activités comme la sienne, où tout le monde touche à tout, tout le temps, exigent l’acquisition de technologies nettement plus complexes que celle d’une bouteille de désinfectant à l’entrée d’un magasin.
Mais comme nous avons investi dans des machines pour augmenter la sécurité, en même temps que les gens devenaient plus sensibles à cet aspect, au bout du compte, ça n’a pas changé grand-chose. Nous nous sommes seulement adaptés à la réalité aujourd’hui. Il y a peut-être des gens qui appellent pour s’informer, mais ça reste un très faible pourcentage, parce que je pense que la majorité des entreprises le font. Nous n’avons pas vraiment le choix d’avoir ce genre de choses. Les gens s’attendent à cela, et si ce n’est pas le cas, ils vont se plaindre ou appeler Santé Canada.
Jonathan Driscoll
Des outils virtuels sont également de plus en plus utilisés pour éviter les contacts trop directs. Outre la projection d’images ou l’utilisation d’écrans, Dominique Gauthier a aussi vu l’intérêt de recourir aux boîtes de dialogue et à l’automatisation, dans ses trajets virtuels, afin de s’adapter à une autre problématique devenue presque la norme chez tous ses clients municipaux : celle du manque récurrent d’employés de plancher dans l’industrie touristique.
Tout cela va être virtuel et, après, on peut demander aux gens de réserver en ligne pour contrôler les accès. Je me rends compte que l’enjeu de main-d’œuvre c’est quelque chose qui joue beaucoup en notre faveur pour l’acceptation des projets.
Dominique Gauthier
Pour le promoteur en loisirs immersifs, garder toujours une longueur d’avance avec des images plus claires ou une robotisation plus impressionnante constitue une course de fond depuis déjà plusieurs années. Mais ce besoin imminent de ces technologies a dorénavant fait passer cette course à la virtualisation au sprint. Ainsi, pour David Bertrand, de Ludux, qui veut demeurer à la fine pointe de la photographie 360⁰ interactive, il ne s’agit plus que de produire des images plus réussies, mais d’augmenter leur rythme de production et leur réalisme.
Dans le jeu d’évasion, ce n’est pas nécessaire que ce soit un environnement réel, alors on peut opter pour de la modélisation. Mais si je parle à un musée, il va vouloir que ce soit un environnement réel qui reproduit son milieu. Donc, on prend de la photographie. L’avantage aussi de la photographie c’est que c’est modélisé en un clic de photo, tandis que pour modéliser un environnement, ce sont des heures de programmation. C’est plus long.
David Bertrand
Quand la technologie fait rage
Par cette nouvelle technologie, l’équipe de Ludux compte bien bénéficier de l’excellente réputation du Québec en multimédia pour se propulser partout sur la planète. Mais sur cette sphère du toujours plus vite et du toujours plus performant, les risques de bogues et, surtout, leurs effets grandissent à vue d’œil. Et pour cause, Patrick Plante a vu beaucoup plus de joueurs crier fort au scandale à propos d’un niveau de difficulté mal adapté ou pire, d’un problème technique, qu’à propos des valeurs véhiculées par les jeux.
Il y a eu un lancement raté dernièrement d’un jeu qui était très attendu, c’était CyberPunk 2077. Cela a été un flop historique. Ils vont peut-être même en parler dans les livres d’histoire. Ce n’était pas le sujet du tout le problème. Au contraire, les gens en veulent et en redemandent. L’histoire avait l’air super intéressante. On était un peu dans Blade Runner, sur l’adrénaline. Mais le jeu avait des problèmes techniques vraiment importants qui empêchaient de jouer convenablement. Il y a même des magasins qui ont enlevé les copies, en attendant qu’il y ait de nouvelles versions de réparations de bogues. Lorsqu’on parle des grands mouvements de foule sur Internet, là, ça en était un. Pourtant, ni l’histoire ni la thématique hyper violente ne posaient problème.
Patrick Plante
Par contre, outre les idées violentes et les tabous que les concepteurs décident sciemment d’inclure, ou pas, dans leur univers, d’autres bogues, plus sociaux peuvent aussi survenir, tout simplement parce les concepteurs n’ont pas pensé à prendre en considération certains interdits ou des règles de bienséances incontournables. Parmi ces bavures mémorables, Patrick Plante rappelle celle des créateurs d’un jeu à la morale on ne peut plus innocente : les Pokémons, une belle initiative, en principe, pour amener les jeunes à quitter leurs consoles et à s’activer dans leur environnement.
Il y avait des Pokémon à aller trouver sur des lieux comme Auschwitz ou d’autres lieux de mémoire comme cela. Ça, c’était scandaleux, alors que cela n’a rien à voir avec l’histoire du jeu. C’est juste qu’ils n’ont pas pensé qu’il y avait des endroits, comme ça, qui sont chargés de mémoire et où on ne devrait pas aller cacher des Pokémon.
Patrick Plante
Dominique Gauthier reconnait lui aussi d’emblée que ce n’est souvent qu’en parlant directement aux gens des patelins, sans questionnaires et sans questions fermées, que l’on parvient à éviter de genre de négligence ou de fausses bonnes idées. Il compte d’ailleurs bien continuer à prêter l’oreille aux petites histoires locales avant d’exécuter ses plans.
Notre but était de mettre l’environnement et l’histoire de Sainte-Adèle de l’avant; il y avait la Croix du Mont-Rolland. Nous voulions l’intégrer dans le jeu. Mais elle appartenait à un propriétaire privé, qui avait déjà parlé de l’enlever. Les citoyens de Sainte-Adèle voulaient la garder. Il y a une discorde là-dessus depuis une dizaine d’années. Donc, à la ville, on nous a dit qu’il valait mieux ne pas parler de ça. C’était une question de chicane de clôture.
Dominique Gauthier
Créer l’histoire ensemble
Pour le meilleur et pour le pire, Patrick Plante constate que les utilisateurs n’attendent pas toujours qu’on leur précise ce que l’on veut savoir avant d’afficher leurs avis dans les réseaux sociaux, parfois, dans les heures suivant la sortie d’un jeu. Ce dernier ne croit toutefois pas que cette réactivité, quoique dangereuse, doivent être perçue comme foncièrement de mauvais augure, et encore moins être traitée comme telle. Il suggère, au contraire, aux entreprises de les aborder comme une collaboration bénévole de la part de passionnés de leur univers.
Dans un sens, la frustration fait que l’on a entendu parler du jeu, mais on peut dire aussi que, grâce à la communauté de joueurs, on a modifié cela. Ça peut être aussi une façon élégante de faire une promotion là-dessus en soulignant que l’on écoute les joueurs.
Patrick Plante
Dominique Gauthier ne se contente toutefois par d’attendre passivement les avis des joueurs. Il ne manque pas d’aller à la rencontre de ses visiteurs, avec toute son équipe des Sentiers ludiques. De cette façon, ils font des réactions observées une part intégrante du processus créatif en devenir.
Mais chez nous, tout le monde de la compagnie, peu importe le poste, va fréquemment sur le terrain pour voir jouer nos joueurs. Comme tu vois, la semaine prochaine, nous avons une sortie dans nos jeux avec ma collègue du marketing. Elle ne conçoit jamais les jeux. Mais c’est elle qui les promeut et qui les met de l’avant à partir de ce que tu vas vivre et ressentir. Alors elle va passer la journée à observer des gens jouer pour voir ce qu’ils ressentent et ce qui en ressort : quand rient-ils? Comment sont-ils plus stressés ? Quand sont-ils davantage dans le ludique?
Dominique Gauthier
Si donc, la bande de Sentiers ludiques se montre ainsi si attentive aux réactions croquées sur le vif, Dominique Gauthier se permet, en revanche, de limiter ses concessions à ceux qui expriment un peu trop fort leurs doléances. En cela, il rejoint la réflexion du chercheur en contexte vidéoludique Julien Alexandre Bazile, qui affirme sans ambages qu’il est impossible pour tout concepteur de plaire à tout le monde et à son père. Ainsi, la créativité, dans ce monde interactif, ne signifie plus tant de savoir faire appel à son génie solitaire, mais plutôt de bien choisir et connaître le public avec lequel on décide de se connecter.
Si je représente tel personnage, de façon correcte ou pas, quel que soit le choix que je fasse, il y en a un qui va peut-être nuire un peu plus à la jouabilité, parce que j’ai mis trop de complexité historique, il y a un autre qui va nuire plus à l’histoire, parce que j’ai préféré simplifier la jouabilité. Ce sont, de toute façon, des choix qui vont avoir des répercussions et qui vont nous gagner ou nous perdre certains publics. De toute façon, ça, ce n’est pas incompatible. Il faudra, ensemble, faire un choix : parler de certaines personnes et pas d’autres. Tout dépend de notre intention et du but que l’on veut rejoindre.
Julien Alexandre Basile
Prévenir les coups
Cela dit, certains interlocuteurs sociaux exigent maintenant de prendre la parole et ne comptent plus laisser personne parler à leur place sans réagir. Patrick Plante rappelle que depuis un bon moment, certains milieux ludiques se font reprocher de demeurer trop homogènement blancs, jeunes et hétérosexuels. Cette critique, surtout en ce qui a trait au genre, n’a toutefois plus nécessairement sa place à propos des équipes ludiques d’immersion d’ici.
La question devient cependant particulièrement brûlante en ce moment, surtout après les événements récents, à propos des communautés autochtones, ce qui devrait, à l’avis de cet expert, pousser les concepteurs de jeux en cours et en devenir sur ce thème à quelques devoirs de révision, alors que s’entame notre grand examen de conscience collective. De même, quel que soit le thème, Julien Alexandre Basile pense que l’innovation ne concernerait plus seulement la mode ou la technique, mais aussi sa façon de se mettre à l’écoute de l’autre.
Admettons que je suis blanc et que je veux faire un jeu sur l’esclavage, je pourrais me rapprocher d’organisations historiques, d’organisations de témoins, d’organisations mémorielles ou de recherches archéologiques pour essayer de faire quelque chose qui soit dans la justesse de la représentation, mais aussi dans la justice de ce qui est représenté.
Julien Alexandre Basile
Pour Dominique Gauthier, qui a fait ses premières armes dans le secteur des TI et de la philosophie Agile, chercher à explorer théoriquement toutes les facettes d’un public ne suffit pas encore à le connaître et à s’y adapter, surtout s’il s’agit de la clientèle cible. Ainsi, en cours de création, il fait appel à des groupes pour les observer et confirmer ses premières hypothèses.
On paie ces gens-là. Ce sont des testeurs de jeux. Même chose en ce moment où nous concevons un parcours pour les personnes âgées. Donc, maintenant, nous cherchons des personnes âgées qui vont tester nos prototypes. Et c’est là que le ménage se fait. Parfois, des jeux que l’on pense bien comme premier jeu pour les aider à comprendre les règles de fonctionnement, on se rend compte que c’était trop difficile et que ça deviendra plutôt notre jeu final. On ne le sait pas tant qu’on ne le leur a pas mis dans les mains.
Dominique Gauthier
Mais pour ce qui est des gens dont prétend parler le jeu, Patrick Plante suggère d’aller plus loin encore, autant que faire se peut, en intégrant leur discours, leur imaginaire bref, en les laissant prendre place directement, à un moment ou à un autre du scénario, en leur laissant eux-mêmes réciter, par exemple une légende ou un témoignage. Outre ce côté plus « typique » et parce la vie continue, pourquoi ne pas les inclure dans les équipes, dans le bouillonnement et l’évolution du processus dès le départ et l’afficher avec fierté?
Il n’y a pas seulement des Québécois pure laine, des blancs, qui peuvent écrire sur les Autochtones, mais des Autochtones et des Québécois plus traditionnels. Dans le fond, il y a de nouvelles entités qui se reconnaissent l’une et l’autre pour ce qu’elles sont et qui décident de construire quelque chose.
Patrick Plante
Tout peut donc partir d’une bonne équipe et d’une bonne conception. Pour en savoir plus long sur les filons qui alimentent l’imagination des concepteurs de jeu, en période de calme ou de pandémie, retourner à la racine de la série avec Les drames de 20-21 sont-ils jouables?
Ceux qui s’inquiètent plutôt de marcher sur des œufs, lorsqu’il s’agit de leur histoire ou de celle des autres, trouveront toutefois davantage réponse à leurs interrogations dans Lorsque l’Histoire se joue des interdits
Et si ces risques et ces événements n’ont pas su faire taire la fibre entrepreneuriale qui vibre en vous, voyez comment on peut envisager l’entrepreneuriat en temps de crise avec Lorsque le chaos n’est plus un jeu
Nous vous invitons aussi à découvrir comment des entrepreneurs peuvent bien décider, un beau jour, de se lancer dans l’aventure immersive, avec Comment devenir immerseur?