Garder l’œil ouvert

Pour un animateur ou un intervenant qui se retrouve durant quelques jours ou quelques heures, devant les membres d’un groupe, avec la mission de consolider leurs liens ou simplement leur faire vivre un moment de plaisir tous ensemble, il n’est pas toujours évident de faire la différence entre une expression d’insatisfaction justifiée et un acharnement ou encore, plus subtilement, entre un petit rire de complicité et une moquerie visant un bouc émissaire : «Le désavantage, c’est peut-être qu’il ne connaît pas bien les valeurs et les normes du groupe. Cela va lui prendre un temps pour saisir sa dynamique.» mentionne le psychologue Jean-Claude Laurin. Pourtant, le fait d’échapper à la contrainte de ces rapports de pouvoirs comporte aussi, à ses yeux et à ceux de ses collègues, de multiples avantages.

Mais d’abord, comment s’établit une dynamique de bouc émissaire? Vous le saurez en consultant Déconstruire la loi du plus fort

Certains signes semblent toutefois plus flagrants, comme le fait qu’une personne soit laissée pour compte lorsque des groupes se forment. Cette source d’information précieuse échappe toutefois souvent aux animateurs. C’est du moins une constante que remarque Maxime Albert, guide de rafting chez Rafting Montréal : «Avec le corporatif, souvent les groupes sont déjà faits avant d’arriver. Les gens savent déjà dans quel bateau ils vont être.»

Nicole Jeanneau reconnaît que plusieurs intervenants doivent alors se fier avant tout à leur flair, à partir des petits signes discrets qui se manifestent, ou des craintes qui semblent paralyser certaines personnes, au moment de prendre leur place dans le groupe : «Mais là, il reste à valider : est-ce que la personne a de la difficulté à prendre la parole par ce que c’est de la timidité, du stress de parler en public ? C’est à l’animateur de voir et de demander à certaines personnes de prendre la parole en s’adressant directement à eux, pour s’assurer que tout le monde participe. Cela peut être aussi d’avoir l’œil ouvert et voir s’il y a des regards ou des petits groupes, deux ou trois personnes qui se font des regards ensemble ou des signes, des gestes qui nous font sentir qu’il y a des connivences qui se forment et des rires.»

Un grand piège qui attend tout animateur, selon madame Jeanneau, serait donc justement de taire cette petite voix qui nous indique le climat du groupe pour se concentrer sur la matière à livrer : «Je pense que lorsque l’on est au début de notre carrière, que ce soit comme animateur ou dans d’autres domaines, on est préoccupé par notre prestation de travail, donc, ce que l’on va donner comme information. On est moins alerte à ce qui peut se tramer comme dynamique. Le piège, ce serait de fermer les yeux, pas nécessairement par exprès, mais parce qu’on veut donner la meilleure prestation, et de ne pas être assez à l’affût des dynamiques qui peuvent se jouer entre les personnes.»

Nicole Jeanneau suggère donc aux animateurs, même en loisir, d’aller se former sur les conflits ou les personnalités difficiles. Elle croit également, tout comme l’ensemble des experts rencontrés, à l’importance de favoriser la collaboration et le partage d’expérience entre intervenants, surtout lorsque le groupe est plus vaste ou que le groupe semble présenter des défis plus corsés. Maxime Albert voit souvent les bienfaits d’une telle attitude : «Parfois les autres guides voient comment je peux réagir ou comment d’autres personnes peuvent réagir et après ils prennent une leçon de cela pour pouvoir faire autre chose.»

Et une fois que les intervenants ont su saisir au vol ces signes d’un potentiel rejet ou  dénigrement, encore faut-il trouver le juste équilibre entre la surinterprétation et la complicité silencieuse: «On peut penser que si une seule personne dérange le groupe, c’est elle le problème. J’imagine que pour quelqu’un de l’extérieur, cette idée peut surgir.» avance Cindy Viau, responsable des formations en entreprise du GAISHT.

Une telle présomption peut s’avérer lourde en conséquences, pour la suite des relations au travail :

« Ça donne simplement une expérience de plus qui démontre la supériorité des harceleurs, des intimidateurs, sur la personne qui va encore plus sombrer. Parce que là, on amène la personne hors de son contexte habituel et on lui montre que l’on est à même de continuer le manège de harcèlement peu importe où l’on se trouve. Ça intensifie encore plus le harcèlement. Ça donne raison aux intimidateurs, parce que personne ne les interrompt.»  Nicole Jeanneau, psychologue

Crédit photo Photo de Ben White sur Unsplash

Mais Jean-Claude Laurin croit que même se contenter de dicter la ligne de conduite à suivre ne suffit pas : «Quand les gens comprennent ce qui se passe, ils vont savoir quoi faire pour le résoudre, mais si tu leur dis ce qu’ils doivent faire, mais qu’ils n’ont pas compris ou qu’ils ne voient pas pourquoi ils devraient faire cela, ils vont persister.» Le groupe doit donc d’abord se faire refléter ce qui est perçu, ce qui peut être ressenti. Maxime Albert est bien placée pour savoir qu’une telle conscientisation est possible, même auprès d’une clientèle venue pour se retrouver dans le feu de l’action, entre les remous : «On peut juste changer la situation de côté parce que parfois, les gens ne s’en rendent pas compte qu’ils ont fait quelque chose de mal. Mais s’ils vivaient la même chose, ils ne se sentiraient pas bien. Alors c’est seulement de le leur expliquer. Moi, je m’assurerais de passer le message même aux adultes. Pourquoi pas ? Dire à des adultes ‟On ne fait pas ça”, c’est les confronter au fait qu’ils devraient être assez vieux pour le savoir; mais, en même temps, on peut les amener à se demander si eux aimeraient recevoir le même traitement.»

D’après le CRHA Jean-Claude Laurin, il se pourrait que plusieurs témoins aient déjà eu des occasions de constater que l’un d’entre eux vit une situation d’exclusion, mais que l’équipe ait quand même besoin d’un coup de pouce externe et libérateur pour passer en phase dénonciation ou se mettre en quête de solutions plus adaptées : «Lorsque quelqu’un est harcelé, les gens autour de lui, pas nécessairement ceux qui le harcèlent, mais ceux qui le voient se faire harceler vont lui dire ‟Bien non, la personne n’est pas si méchante que ça. Tu prends ça de travers ”. Ils vont essayer de rationaliser le comportement du harceleur pour sauver leur peau et cautionner le fait qu’ils ne font rien pour dénoncer cela. Mais lorsqu’un animateur ou un chef le dénonce, là ils peuvent le faire. C’est donc l’avantage d’un intervenant de provenir de l’extérieur : il a du recul et il n’a rien à perdre à dénoncer cela. Il ne sera plus là après, il va sortir.»

Dans certains cas, notamment lorsque l’exclusion est cautionnée, voire causée par un supérieur hiérarchique officiel, l’intervention peut devenir plus complexe ou même impossible. Par contre, lorsqu’un gestionnaire finance une activité de consolidation d’équipe avec la ferme intention d’améliorer les relations de travail, Cindy Viau croit que le soutien d’un intervenant extérieur peut s’avérer salutaire pour appuyer ses efforts :

«Les gestionnaires me disent préférer avoir quelqu’un de l’externe; comme ça, ce ne sont pas toujours les mêmes patrons et les mêmes choses qui sont dites, et qui finissent par passer par-dessus la tête de tout le monde, en se disant qu’ils le disent seulement parce qu’ils sont des patrons. Le fait que l’on soit externe augmente notre crédibilité.» Cindy Viau, du GAISHT

Afin de mieux évaluer les risques d’une intervention autour d’une exclusion et mieux les éviter, voir partie 3, Devoirs et risques soir le plaisir

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Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.