Gestionnaire, un titre lourd à porter

 

Les patrons, des êtres tyranniques par définition? Laissez défiler quelques instants le fil de presse de LinkedIn ou de la section gestion d’un grand journal ou magazine et vous trouverez tout ce qu’il faut d’arguments pour vous laisser convaincre : les trucs pour survivre à des patrons narcissiques, paranoïaques, désorganisés ou simplement peu communicatifs sont les thèmes de l’heure, et depuis longtemps. Mais que ce cache-t-il derrière les apparences?

Le meneur, un loup solitaire

Pourtant, plusieurs d’entre nous qui ne sommes pas déjà gestionnaires, risquons (…ou espérons?) grimper un jour dans la hiérarchie. Faut-il alors s’attendre à ce que la nuit suivant la promotion, des traits antisociaux apparaissent chez nous, comme les crocs chez les loups-garous, un soir de pleine lune? Tenter de conjurer le sort en se préservant des moments où l’on retrouve les joueurs de son équipe, comme les bons copains d’avant, constitue-t-il une solution à laquelle nous pouvons aspirer de façon réaliste?

De l’extérieur, sensibiliser les « méchants gestionnaires » aux besoins de leurs équipes semble la solution à tous les maux. Mais pour les gestionnaires que forme Nancy Brassard, à l’École nationale d’administration publique (ENAP), tout n’est pas si simple. La plupart de ses étudiants de deuxième ou troisième cycle universitaires sont loin de tenir un discours teinté d’indifférence envers leurs équipes de travail. Ils mentionnent davantage avoir dû commencer à endosser la culpabilité de ne pas se sentir toujours à la hauteur de leurs propres attentes, et de celles de leur entourage, en même temps que celle de leur rôle de leader. Et ils ne sont pas les seuls:

« Souvent, lorsqu’on réalise de vastes enquêtes auprès des gestionnaires, lorsqu’on demande aux employés ce qui les motive ou les démobilise le plus, ils vont répondre que ce sont les décisions de gestion. Donc, en fin de compte, c’est le gestionnaire. Mais ce qui est intéressant, c’est que lorsqu’on pose la question aux gestionnaires, et qu’on leur demande ce qui mobilise le plus leurs employés et ce qui les démotive, à leur avis, leur réponse, aussi curieux que cela puisse paraitre, c’est ‟C’est nous autres. Ce sont nos décisions, nos manières de faire, ce sont nos contraintes budgétaires. Nous savons que nous exerçons une pression, mais nous n’avons pas le choix. ”»  Nancy Brassard, professeure à l’ENAP

Non seulement les gestionnaires doivent-ils affronter les contraintes liées à leur travail, mais ils doivent aussi supporter le regard des équipes qui comptent sur eux et ne saisissent pas toujours exactement où commence et où s’arrête la responsabilité de leur meneur. En effet, remarque André Lafrance, qui a longtemps enseigné les communications organisationnelles à l’Université de Montréal, le leader qui a fait sa part du contrat se retrouve aussi dans la difficile position de se montrer solidaire tant de ses supérieurs que de son équipe, sans jeter le blâme ni sur l’un, ni sur l’autre, pour ses difficultés : « Les caractéristiques de la personne et celles de l’entreprise en viennent à se confondre. On va parler de Steve Jobs ou de Bill Gates, mais ces gens ne sont qu’une des personnes parmi des milliers, parfois parmi des centaines de milliers, qui ont contribué au succès de l’entreprise. »

On ne gère jamais dans le désert

Eugénie Mercier, qui accompagne des leaders en coaching depuis plusieurs années déjà, est en mesure, elle aussi, d’évoquer plusieurs autres problématiques reliées au contexte spécifique de l’entreprise et de la collaboration, pas toujours optimale, avec les gestionnaires des autres départements, qui eux-mêmes doivent surmonter leurs propres problématiques de gestion : « Alors la nuance que j’apporte, c’est que tout ne peut pas dépendre d’une seule personne : c’est un système qu’il faut diagnostiquer et soigner. Est-ce que ce sont les structures? L’offre de service? Le type de clientèle? Les procédures à l’interne? Est-ce que nous avons la bonne personne comme gestionnaire? Est-ce que nous avons les bons employés en lien avec les attentes que nous avons en production? Il faut donc se poser toutes ces questions pour diagnostiquer le système au complet lorsque ça ne va pas bien. » Selon Eugénie Mercier les problèmes ne proviennent pas toujours non plus que d’en haut. Le gestionnaire doit aussi faire avec les limites des employés qu’il a, tant sur le plan de l’efficacité que des habiletés interpersonnelles.

Cependant, si les niveaux plus élevés de la hiérarchie ne cautionnent pas ouvertement l’autorité de ceux qu’ils envoient au front pour défendre des idées, ces cadres intermédiaires risquent de devoir redoubler d’efforts pour mobiliser leur troupe. De plus en plus nombreux gestionnaires ne bénéficient pas de la latitude pour faire preuve du leadership qui devrait accompagner leurs fonctions, à l’avis de André Lafrance : « Il faut qu’on leur donne les moyens d’exercer leurs responsabilités. Aujourd’hui, on ne les donne plus parce que tout se fait dans des pyramides. On élimine des niveaux intermédiaires, tout est décidé par les niveaux supérieurs. » Bien sûr, ce sont quand même ces cadres que les subordonnés verront, les yeux dans leurs yeux, au moment de se faire demander de faire plus avec moins.

Admettre ses limites : une habileté rare

Est-ce dire que les gestionnaires d’aujourd’hui se trouvent en panne de popularité, devant les employés qui exagèrent? Aucun des consultants rencontrés ne défend un tel constat. Ils soutiennent plutôt qu’entre la culpabilité et le réflexe d’autoprotection, la nature humaine se laisse une grosse marge d’erreur, lorsqu’il s’agit d’évaluer son propre rôle d’influence.

De manière générale, les études recensées par Nancy Brassard évoquent qu’à peine une personne sur cinq parvient à une auto-évaluation adéquate de son potentiel, qu’il soit, ou non, question de gestion. Cette statistique se confirme aussi lors de ses interventions sur le terrain : « Souvent, ceux qui éprouvent les plus grandes difficultés en leadership se pensent très bons. Ils n’ont pas perçu leurs difficultés. Parfois, ça me renverse de voir cela. »

André Lafrance suggère que cette inadéquation entre les compétences perçues et réelles peut s’expliquer en bonne partie par le fait que les coups durs que rencontrent les gestionnaires ne les placent pas en position favorable pour admettre leurs failles. Lorsqu’une équipe de subordonnés se montre particulièrement à cran, un supérieur hiérarchique ne la sentira pas nécessairement prête à faire preuve d’indulgence devant ses défaillances :

« Alors on n’ose pas se dire ‟Je ne suis pas bon” ou ‟J’ai un problème” parce que ça fragilise encore plus. Personne ne va accepter d’être fragilisé, même lorsque le patron est le propriétaire de l’entreprise. J’ai vu des cas, comme cela, où le patron était excellent en ce qui a trait à la technologie utilisée par l’entreprise, mais il était incapable de diriger les employés. C’était donc un problème de communication. » André Lafrance, professeur retraité de l’Université de Montréal

Techniquement vôtre

Et justement, ce climat d’innovation technologique vient aussi changer la donne. Maintenant, les candidats recherchés pour occuper un poste de cadre, doivent démontrer davantage d’aptitudes techniques qui, souvent, prennent le pas sur les habiletés sociales. Ceux qui ont fait leurs preuves par leurs habiletés sur le terrain comprennent alors le langage technique de leurs pairs, sans pour autant avoir été préparés aux défis humains qui les attendent, remarque André Lafrance: « Lui, il est mobilisé. Il est cadre. Peut-être qu’il a un problème de communication. Peut-être qu’il n’arrive pas à communiquer à ses employés les raisons majeures des décisions et des gestes qu’il pose. Parce que c’est souvent un des gros problèmes. »

Nancy Brassard remarque aussi que les gestionnaires sélectionnés en fonction de leurs aptitudes techniques ont tendance à les placer au centre de leur champ d’action, alors que le discours servant à arrimer les efforts de chacun est souvent perçu comme un mal nécessaire, voire un souci superflu. En conséquence, les principaux acteurs concernés finissent par se sentir de moins en moins… concernés par ce que l’on attend d’eux : « C’est une minorité d’employés qui connaissent les valeurs de l’entreprise, alors que nous leur demandons engagement et attachement, et d’aller dans le sens de ces valeurs-là. Il y a là une contradiction. Et je pense qu’il y a une urgence de répondre à la clientèle ou aux patients, mais on oublie que l’on a des humains à gérer entre les deux, et que, souvent, ce sont eux qui vont prendre les miettes de ce qu’il reste de temps de gestion. »

D’après monsieur Lafrance, ces contextes de fortes exigences techniques deviennent aussi propices à créer des situations où la personne qui s’est fait placer en position d’autorité et ceux qui jouent un réel rôle d’influence ne sont pas les mêmes : « Il y aura quelqu’un d’officiellement nommé par la hiérarchie pour coordonner les efforts, mais les gens vont plutôt se tourner vers une autre personne pour savoir quoi faire. Alors c’est certain que ça devient problématique. ». Une telle situation se maintient tant que l’autorité officielle et l’officieuse trouvent sur un terrain d’entente, mais elle demeure relativement explosive.

Une étouffante bonne volonté

Cette impression de contrôle assez limité du leader officiel peut alors éveiller sa méfiance envers les leaders naturels qui se font entendre. André Lafrance a aussi pu observer des cas où les gestionnaires ne savaient tout simplement pas comment mener une réunion de façon à laisser la juste place à chacun : « Lorsque le patron faisait des réunions, ce n’était pas vraiment des réunions : c’était des sermons. Les gens qui étaient là ne pouvaient même pas dire un mot. Ils ressortaient en disant ‟C’est lui qui décide en pensant qu’il nous comprend. Il dit qu’il nous consulte, mais il ne nous consulte pas : il nous dit quoi faire.” Les gens étaient très frustrés que l’on ne tienne pas compte de leur compétence, de leurs capacités, de leur expérience sur le terrain. »

Parce qu’ils connaissent ainsi moins leur groupe et ce qu’il peut leur apporter, ou tout simplement parce que les outils qu’ils connaissent pour résoudre des problématiques humaines sont assez limités, Eugénie Mercier voit plusieurs leaders reprendre, à répétition, les mêmes recettes : « Les gens ont peur de perdre la face ou le contrôle. La perspective de devoir gérer différents profils de personnes crée aussi une insécurité. Nous craignons de ne pas savoir comment nous adapter. Généralement, les personnes contrôlantes tendent à appliquer la même recette à tout le monde. Ils vont faire vivre l’égalité plutôt que l’équité. Ce ne sont pas des personnes flexibles. »

Mais entrevoir que derrière ce qui apparait comme un patron tyrannique se cache souvent une personne dépassée devant l’exigence de devoir maintenir le cap et sembler imperturbable est une chose. Considérer cette maladresse inoffensive, en particulier pour la reconnaissance et l’identification au milieu de travail, en est une autre.

Nancy Brassard reconnait, tout comme ses collègues, que cette impression de vivre sous le joug d’un leader tyrannique peut coûter cher, dans une période de pénurie de talents, où l’attachement à l’entreprise et à ceux qui la représentent joue un rôle de premier plan. Elle sait que les gestionnaires laissent parfois des séquelles profondément ancrées dans l’entreprise, même lorsque ce sont eux qui, finalement, ont cédé définitivement leur place : « Et parfois, même lorsqu’on répare les dommages, cela ne revient pas aussi solide que ce l’était avant. Cela dépend aussi de qui prendra la relève et comment ce sera fait. Et, encore là, ça dépend de la crédibilité et de l’engagement des individus dans la volonté de modifier la situation et de ne plus jouer à la victime. »

 

Pour comprendre quelles sont les tentatives de rapprochement avec son équipe les plus enclines à échouer et les moyens d’éviter ces échecs, consultez la suite de cet article : Le plaisir, à vos risques et périls

Si vous préférez vous concentrer sur les meilleurs moyens de tirer le maximum de quelques heures de loisir partagées en équipe, passez à l’article de conclusion, dans deux semaines, intitulé Se serrer les coudes, un premier pas.

Pour en savoir plus, consultez aussi le livre de Nancy Brassard, D’une gestion des ressources humaines à une gestion humaine des ressources : la gestion axée sur les compétences : un virage positif, édition JFD (2018)

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Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.