Plusieurs autres facteurs que le salaire peuvent venir affecter le degré de reconnaissance
À cette heure où l’alarme de la pénurie de talents sonne un peu partout dans les entreprises, faut-il baisser les bras devant ceux qui nous quittent en grand nombre parce l’herbe semble plus verte dans les cubicules du voisin? Bien sûr, il y a des limites aux réductions de tâches et aux hausses de salaire que les entreprises peuvent offrir. Mais si le défi pour les garder était de savoir leur démontrer dès le départ que l’on exige d’eux autre chose que de devenir des êtres idéalement automotivés, centrés sur la tâche et, surtout, interchangeables?
Urgent de le reconnaître
Parmi les solutions évoquées pour favoriser la rétention, il est souvent mis de l’avant de reconnaître chaque employé dans ses compétences, son expérience et la touche personnelle qu’il peut apporter à sa tâche et à son atmosphère de travail. Donc, la reconnaissance, un terme à la mode? Pourtant, assure Denis Harrison, recteur de l’Université du Québec en Outaouais et ancien professeur de gestion des ressources humaines à l’ESG UQAM, cela fait maintenant plus de 90 ans que les études se multiplient pour démontrer les corrélations entre le roulement de personnel, l’absentéisme, le présentéisme et le manque de reconnaissance.
Il reste néanmoins vrai qu’au cours des dernières années, les études sur le sujet n’ont cessé de se multiplier. Mais Marie-Pier Dufour, CRHA, qui en a justement fait l’objet de son doctorat en psychologie, est bien placée pour savoir que les constats du dernier siècle sont encore de mise, même si plusieurs employeurs tardent encore à en saisir toute l’importance : « Souvent, on pense que la méthode numéro 1 de reconnaissance est une augmentation de salaire, un bonus, etc. Dans les études que j’ai faites et dans l’ensemble de la littérature scientifique, on voit que ce n’est vraiment pas ça qui est le plus important. C’est sûr que l’on est content d’avoir une belle augmentation de salaire. Mais ce n’est tellement pas long avant de s’ajuster à son niveau salaire qu’au bout d’un mois, on ne l’apprécie déjà plus. Un petit restaurant de plus par-ci par-là et c’est passé. Finalement, je n’en ai pas plus dans les poches. Mais, la reconnaissance, elle, elle est là au quotidien. »
Est-ce dire que la situation n’a pas évolué en cours de route? Selon Denis Harrison, le fait que le marché de l’emploi soit de plus en plus actif du côté des professionnels spécialisés a pu accroître la nécessité de faire preuve de reconnaissance. Ainsi, les entreprises recherchent moins des bras venant chercher leur salaire à la petite semaine, et plus d’employés qui se préparent durant des années, sur les bancs d’école. Ces derniers comptent bien que ce savoir, et, ensuite, leur expérience, soient pris en considération :
« Ce sont des employés qui gagnent plus cher et qui exigent autre chose : ils veulent de la reconnaissance. Et si, en plus, on se retrouve dans un monde compétitif où l’on a de plus en plus de pénuries de main-d’œuvre, cela vient également jouer dans l’équation pour embaucher les employés, les former adéquatement, ensuite, les garder et trouver toujours des facteurs de motivation. » Denis Harrison, recteur de l’UQO
Du savoir-être au bien-être
Le manque de reconnaissance ne fait pas que gratouiller l’orgueil, comme dans un party de Noël où l’on n’a pas su briller par un fabuleux discours : il peut se traduire par une réelle souffrance. Denis Harrison a même observé que des taux de 10% à 15% de roulement continu des ressources humaines se faisaient alors sentir dans les milieux où la reconnaissance constituait une denrée plus rare. Bien sûr, des analyses approfondies s’imposent avant d’établir le lien entre la reconnaissance, le manque de motivation et le taux d’absentéisme ou de roulement. Pourtant, ce chercheur fait sans hésitation le lien entre la croissance des problématiques de détresse professionnelle au travail, qu’il qualifie de « mal du siècle », et le sentiment de ne pas parvenir à occuper une fonction qui trouve un sens, à ses yeux, et aux yeux des autres.
Cet élément ressortait du lot même lorsque monsieur Harrison a été appelé sur des lieux où se combinaient plusieurs autres facteurs de stress : « Je dirais même qu’il y a des situations qui paraissent très stressantes, vues de l’extérieur, mais qui, pour les gens qui les vivent, sont avant tout stressantes à cause de la manière dont le travail est organisé ou à cause des relations qu’ils entretiennent avec les gestionnaires de l’organisation ou encore avec les autres employés avec lesquels ils ont à interagir au quotidien. C’est le cas, par exemple, des gens qui travaillent dans les centres hospitaliers, aux urgences ou dans les centres de traumatologie. ».
En revanche, Marie-Pier Dufour, qui agit maintenant à titre de consultante en psychologie organisationnelle chez LEBLEU Communication humaine, souligne que même dans ces contextes potentiellement stressants, le simple fait de sentir que ce qu’ils font a un impact notable et positif sur la vie des gens peut contribuer à ce que les employés supportent mieux les exigences du travail : « Souvent, quand je rencontre des employés dans le milieu hospitalier, la plus grande valeur ajoutée à leur travail est le sentiment d’avoir aidé, d’avoir fait du bien au client. Lorsque le client se donne la peine de leur dire merci, leur travail prend tout son sens. ».
Se soutenir du regard
Sur ce point, les petites entreprises plus conviviales ou celles qui nécessitent l’implication de chacun se retrouvent donc parfois en meilleure posture pour offrir une valorisation que les grosses boîtes, où le travail est plus segmenté. La « banque de reconnaissance » serait encore plus difficile à maintenir à flot dans les cas où les employés ont l’impression de devoir déranger ou forcer la note pour atteindre les objectifs de vente, d’appels ou autres.
Mais, quel que soit le type d’entreprise, elle court un gros risque en ne misant que sur la motivation intrinsèque pour maintenir sa vitesse de croisière. Pour que la motivation contribue au bien-être à long terme, les membres d’une équipe ont besoin de sentir concrètement qu’ils ne naviguent pas à contre-courant et que les efforts qu’ils investissent trouvent leur cohérence avec ce qu’ils perçoivent comme investissement et comme valorisation autour d’eux.
Et cette règle, affirme Marie-Pier Dufour, concerne autant les personnes en bas de l’échelle que ceux qui, à tous les niveaux, se sentent privés d’occasions d’en obtenir et d’en manifester aux autres : « J’ai déjà observé des organisations où la reconnaissance, le besoin d’être près de l’humain, n’étaient pas vraiment valorisés. Mais les gestionnaires pour qui c’était naturellement près de leur valeur pouvaient poser des gestes de reconnaissance, mais sentaient que ce n’était pas accepté. C’était perçu comme une perte de temps, des enfantillages. Lorsqu’on ne se sent pas légitimé d’agir de la sorte, et que cela est dans nos valeurs, on peut sentir que l’on a besoin de quitter. Je dirais même que le gestionnaire qui reconnaît que les contraintes qu’on lui impose vont à l’encontre de ses valeurs va sentir le fait de quitter comme un soulagement. »
Les faux pas à reconnaître
Alors, logiquement aussi, si l’entreprise se dit prête à investir pour atteindre certains objectifs et prête à reconnaître ce que ses employés font pour y parvenir, ceux-ci pourraient s’attendre à se voir récompensés en retour. Et Marie-Pier Dufour explique que la motivation peut se mettre à craqueler de partout à partir du moment où les employés ne sentent plus que l’effort qui leur est demandé et l’énergie qu’ils y consacrent vaut son pesant d’or pour l’entreprise :
« Si j’ai l’impression, par exemple, que je suis bien rémunérée pour ce que je fais, mais que mon patron m’en demande toujours plus, dans des délais plus courts, avec plus de travail, et que je n’ai jamais l’impression que c’est apprécié à sa juste mesure, que c’est juste normal de la part du patron, il est possible que je commence à être plus réactive et que je prenne moins soin de la qualité du travail que je vais remettre. » Marie-Pier Dufour, CRHA
Bien que le concept de reconnaissance oblige à penser plus loin que les avantages matériels, une dynamique de reconnaissance bien établie doit donc quand même intégrer cette dimension. Ainsi, après avoir œuvré dans des secteurs comme le milieu communautaire, Denis Harrison n’en demeure pas moins convaincu que de se contenter d’une tape dans le dos et de compter sur l’âme de missionnaire de ses troupes finira par sonner faux et inspirer la méfiance, si les investissements ne suivent pas les paroles : « Mais si le salaire et les éléments de base ne sont pas là, on aura beau travailler sur la reconnaissance, cela ne fonctionnera pas non plus. D’ailleurs, les gens vont le dire : ‟ Vous nous parlez de reconnaissance, mais on demande davantage de congés dans une année ou d’avoir des salaires plus compétitifs et vous ne nous les accordez pas.”. Alors c’est sûr que c’est plus difficile d’avoir un engagement des employés à l’égard de l’organisation. »
En entendant ainsi évoquer le principe d’équité, la tentation pourrait être de tenter de récompenser tout le monde de façon égale, ce qui, précise Marie-Pier Dufour, répondrait assez mal aux attentes en ce sens. Remercier chacun de la même façon, quel que soit son degré d’investissement, pourrait même aller à l’encontre de l’objectif de valorisation des efforts : « Si j’ai des défis importants avec un employé qui n’obtient pas les résultats attendus, s’il me semble que j’ai toujours seulement de mauvaises surprises avec lui, si je me force à faire semblant, je vais seulement encourager son comportement et même le cristalliser. Et tous les autres employés qui sont super bons et qui vont voir que j’agis de cette manière avec lui vont peut-être se dire qu’ils pourraient réduire leurs standards de qualité. Ça peut devenir décourageant pour le reste de l’équipe. Avoir la même reconnaissance pour quelqu’un qui ne fait pas d’efforts, ça fait un non-sens. Cela peut être perçu comme une iniquité. »
Cent fois sur le métier, reconnaissez le travail
Par le fait même, les activités, planifiées au budget annuel pour récompenser tout le monde de la même façon, lors d’activités de Noël ou dites « de reconnaissance », ne peuvent jouer un rôle que très partiel, surtout si, à la base, personne n’a le cœur à la convivialité dans l’équipe. Denis Harrison admet néanmoins qu’elles peuvent contribuer à accompagner la vie quotidienne d’un aspect plus symbolique : « Il y a le party de Noël, mais aussi d’autres activités durant l’année : cela peut être un barbecue annuel ou même une activité mensuelle où tout le monde va manger ensemble. Il y a des activités la fin de semaine. On peut penser à bien des choses, mais je pense que si le quotidien n’est pas là, l’activité peut perdre son sens auprès des employés. »
Marie-Pier Dufour souligne aussi que d’amener l’effet symbolique de ces événements ponctuels, souvent onéreux, à se poursuivre un certain temps exige une bonne dose de planification et même parfois d’imagination : « Entre autres, ce que l’on voit parfois, ce sont des photos qui sont prises par les communications internes qui les font paraître quelques semaines après. Ce sont des choses comme ça qui nous replongent dans le moment. C’est tout un défi de faire du pouce sur un sentiment positif partagé, durant un seul événement, pour une longue période. On pourrait aussi demander aux employés de prendre un engagement de bonnes actions pendant l’événement, une résolution reliée au climat de travail, et en assurer le suivi. »
Voilà pourquoi Marie-Pier Dufour suggère de chercher toutes les occasions possibles de souligner les accomplissements ou même les exploits personnels de chacun plutôt que de se concentrer sur quelques grands coups d’éclat. Une promotion? Un employé du mois? Un projet particulièrement réussi? Tant d’années d’ancienneté ou, pourquoi pas, un employé qui devient parent? Les prétextes à trinquer avec sa tasse à café ne manquent pas durant une année.
Denis Harrison insiste cependant sur l’importance d’instaurer des mécanismes plus réguliers où chacun prend l’habitude de reconnaître le travail des autres : « Cela prend des moments de rencontre entre les membres de l’équipe et les dirigeants de l’organisation, avec une fréquence assez rapprochée. Il y en a pour qui c’est tous les jours : c’est court. C’est le matin lorsqu’on commence, il y a une réunion d’équipe; on dit qui fait quoi durant la journée et on félicite untel qui a fait telles choses hier ou avant-hier. C’est une méthode de travail. Ça peut aussi se faire par cycle hebdomadaire. Mais je pense que les gens doivent se voir et se rencontrer. »
Du patron exemplaire à l’employé modèle
Pourtant, avant que toute une équipe suive les traces du patron, Marie-Pier Dufour dit devoir d’abord s’assurer que celui-ci parvienne à développer ses propres réflexes de reconnaissance quotidienne : « Je crois que le premier rôle de gestionnaire est de faire preuve d’exemplarité. Les employés vont observer comment il agit et vont se dire, inconsciemment : ‟ C’est la façon de se faire accepter et d’agir dans ce contexte de travail ”. Si le patron entre le matin, au bureau, en regardant le sol, en ne parlant à personne, qu’il s’enferme dans son bureau et n’ouvre pas la porte de la journée, ses employés vont le faire aussi. Le patron ne pourra alors jamais le reprocher aux employés qui le font, puisque lui-même le fait. »
Et cette étape incontournable n’est que la première puisque, comme l’ont déjà évoqué d’autres experts, dans certains cas, montrer la voie, pour un gestionnaire, en affichant son côté affable, ne suffit pas toujours. Il est aussi de son devoir de mettre fin aux signes flagrants de manque de civisme, qui pourraient blesser les amours-propres et aller à l’encontre de la culture qu’il tente d’instaurer, et cela, précise Marie-Pier Dufour, bien avant d’en arriver aux mesures disciplinaires : « Peut-être aller voir un employé qui a tendance à rouler des yeux, à être peu souriant, à ne jamais dire ‟merci”, ‟s’il vous plaît”; je crois qu’une petite intervention s’impose. Cela peut se dire sans que ce soit méchant : ‟As-tu remarqué ce qui s’est produit lorsque tu as agi de telle ou telle façon ? ”. On peut lui faire prendre conscience de l’impact de son comportement et l’aider à s’ajuster. »
Cet idéal de reconnaissance, si attrayant soit-il, n’est donc pas si facile à appliquer. Et cette tâche pourrait donner d’autant plus de fil à retordre à celui qui doit donner l’exemple si lui-même sent qu’il manque de modèles. Mais, heureusement, Denis Harrison remarque que les décennies de recherches ont au moins mené à ce que les cadres d’aujourd’hui soient moins seuls qu’ils ne le croient, devant un besoin de mieux en mieux reconnu : « C’est évident qu’il y a des façons de faire à valoriser. La reconnaissance peut aussi être une marque de l’organisation. Donc, ça peut se faire un peu différemment de l’une à l’autre, mais je crois que les cadres doivent être formés à cela. »
Afin de savoir comment adapter votre projet de reconnaissance au profil de vos équipes de travail, patienter encore un peu: le tout vous sera dévoilé dans l’article Avant de reconnaître, d’abord connaître