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L’art de servir un groupe d’affaires, en période festive, ou lors d’une activité de consolidation ou de reconnaissance particulièrement arrosée, en se défilant entre les mains baladeuses, les compliments maladroits et les exigences des clients-rois, une façon d’arrondir ses fins de mois à la portée de tous? D’accord, l’esprit de la fête aide souvent les portefeuilles à se délier, au grand plaisir de toute l’équipe d’accueil; et, en cette période de pénurie de main-d’œuvre, les chances sont plus grandes que jamais d’y trouver l’occasion d’y faire ses preuves. Mais pour les gestionnaires d’établissement, trouver, encadrer et garder les perles rares, qui savent sortir autant leur sourire le plus chaleureux que leurs griffes, lorsque le contexte l’exige, est un défi qui réclame toute leur attention.
Déjà, à la base, le fait d’accepter le rôle d’employé de service dans le domaine récréotouristique oblige à gérer et même à tolérer des comportements qui seraient inacceptables dans plusieurs autres milieux de travail, comme les clients qui ne comprennent pas les signes que l’on veuille se consacrer davantage au client d’à côté, ceux qui sont irritables ou qui expriment trop ouvertement leur colère. Ainsi, les limites qui régissent cet univers festif sont constamment à redéfinir et à réinventer, selon les circonstances et les politiques de la maison. Pour Jean Lagueux, professeur au département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, savoir gérer des débordements constitue même une compétence essentielle que devraient posséder tous ceux qui terminent son programme de formation :
« C’est le milieu de la restauration et de l’hôtellerie. On fait affaire avec des humains. Il faut accepter que, surtout dans un contexte de partys de Noël, il y ait des débordements. Nous ne sommes pas à l’armée où tout le monde demeure au garde-à-vous. Il faut utiliser son jugement pour voir jusqu’à quel point certains comportements sont acceptables ou pas.» Jean Lagueux, professeur au département d’études urbaines et touristiques
Le défi est encore plus grand, pour Alexis Plourde Dinelle, qui gère l’un des cafés ludiques Randolph, lorsque le mandat n’est plus seulement de servir et d’accueillir les commentaires, agréables ou non, mais aussi de faire vivre à un groupe une expérience hors du commun ou d’atteindre des objectifs précis. Ce gestionnaire, malgré plus d’une décennie à animer des groupes de jeunes, a vite compris que d’éveiller le sens du jeu chez des adultes s’avère une autre paire de manches, surtout si le jeu en question suppose de dépasser quelques inhibitions. Il faut dire que les employés invités par leur patron pour renforcer leurs liens ou se voir autrement laissent souvent transparaître leurs vieilles tensions dans ce nouveau contexte, d’après ce qu’observe monsieur Dinelle : « Parfois, même, ça se concrétise : on va mettre en scène le conflit à résoudre, dans le cadre d’un jeu, admettons un jeu d’évasion où ils doivent résoudre des problèmes ensemble. Ils vont se mettre à se lancer des critiques comme quoi ils ne sont pas capables de résoudre le problème parce que telle personne travaille mal, parce qu’au bureau, elle a fait telles choses. Ils ramènent alors beaucoup de trucs sur la table. » Il n’est donc pas si surprenant que certains demeurent sur leurs gardes.
À la faveur de ces contextes où, souvent, les règles de retenue habituelles sont, pour un instant, mises entre parenthèses, le gérant du Randolph voit néanmoins souvent les langues se délier et les échanges s’alléger, grâce aux talents de l’animateur et du charme du bon vin : « Parfois, c’est eux qui se sont fixé des interdits dans des moments où ils sentaient qu’ils n’avaient pas le droit; mais quand leur patron arrive ici et leur dit qu’il va payer la facture à la fin, il y a un clic dans le cerveau qui se fait et on se dit ‟OK, on est ailleurs et pour quelque chose d’autre” ». Et l’atmosphère touche tous ceux qui se laissent porter par le décalage entre l’atmosphère habituelle et celle de la fête. Malheureusement, cet emportement amène parfois à franchir des limites qui auraient gagné à être maintenues, précise madame Mussely Gosselin, consultante en relations interpersonnelles et harcèlement et auteure : « Il y en a qui n’ont pas nécessairement besoin d’alcool pour en arriver à des débordements. Cela peut être parce que quelqu’un les intéresse grandement et, parce que le contexte est différent, ils vont tâter le terrain pour voir si ce serait réciproque; ils n’ont pas compris le message, aussi subtil soit-il, pour signifier que l’on n’est pas intéressé. »
Pourtant, cette consultante observe qu’alors que la population est sur le pied d’alerte, en ce qui a trait aux excès d’alcool ou aux propositions indésirées, certaines personnes ont besoin plus que jamais de repères ou d’un coup de pouce, afin de trouver la bonne manière de maintenir des liens chaleureux. Elle admet même qu’en ne s’arrêtant qu’aux risques potentiels, au moment de prévoir une activité, le gestionnaire risque de se détourner du plaisir : « Ça peut devenir un peu ennuyant. Et cela touche toute attitude : on parle souvent de celles des hommes à l’égard des femmes, parce que c’est encore principalement cela, qui ne savent plus vraiment comment agir : ‟Est-ce que je peux faire un compliment ? Où puis-je placer mes yeux ?”. Il y a de l’inconfort majeur en ce moment. Mais c’est certain que tout est dans le langage du corps. »
Et outre les collègues, avec qui les malentendus peuvent se poursuivre ou s’aggraver, les hôtes et les serveurs sont aussi trop souvent l’objet de tentatives d’approches maladroites et indésirées. Alexis Plourde Dinelle souligne toutefois que dans ce contexte, la position des employés d’accueil est d’autant plus délicate qu’il est attendu d’eux de créer une ambiance de rêve par une attitude chaleureuse :
« On a des clients qui débarquent et qui veulent être servis comme s’ils étaient dans un conte de fées : le serveur est attentionné, devient leur meilleur ami, ou il y a une potentielle aventure qui peut se créer dans leur tête. On les voit, ces gens-là, on les reconnaît. Quand on a la première interaction avec eux, c’est un regard perçant et des discours clairs et précis, c’est des ‟Je rentre déjà dans ta bulle, en te faisant comprendre que j’apprécie que tu sois à côté de moi.” Ce n’est pas gênant, de prime abord, mais le problème est quand ça prend beaucoup de temps, et que tu ne peux pas dire ‟Je n’ai pas le temps” ou ‟J’ai ma copine, j’ai ma vie”, ou ‟Je vais aller rejoindre des amis à la fin de la soirée.” C’est là, je crois, que la limite peut être gênante. Nous, en plus, dans notre contexte, cela arrive souvent, parce que l’on met nos clients à l’aise avec des jeux, dont certains vont exiger de crier des noms ou des choses, pour entrer dans un concept ludique. » Alexis Plourde Dinelle, gérant du Randolph du Quartier Latin
Sans que les propos soient à teneur sexuelle ou romantique, il n’en demeure pas moins que certains clients tiennent pour acquis qu’ils sont en droit d’obtenir des lieux ou du serveur toute l’attention et toute la liberté qu’il soit possible d’obtenir. Et, bien qu’il demeure nécessaire, de la part d’un serveur, de se démarquer par une présence dévouée, les exigences des clients pour s’accaparer son temps, pour faire modifier leur menu, pour déroger aux règles établies ou pour ne plus avoir à subir les contraintes reliées à la cohabitation avec les autres clients, imposent souvent à l’équipe de service des contraintes irréalistes. Et Julie Faucher, qui enseigne à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ), constate, à travers le discours de ses étudiants, que cette attitude du client-roi, qui menace de tout raconter sur les réseaux sociaux, est de plus en plus présente : « Ce que j’entends de ces gens-là, c’est qu’‟à partir du moment où je paie, j’ai le droit d’exiger beaucoup”. Je vous dirais que c’est aussi agressant que les photos de nourriture sur Instagram, pour lesquelles ‟J’ai le droit de prendre mon temps et de mobiliser l’espace.” Ce ‟J’ai le droit” prend beaucoup de place. »
Mais à l’avis de tous, le principal élément venant brouiller les cartes lors des rassemblements sociaux n’est pas tant ces caprices que l’alcool et les drogues qui peuvent être consommés durant ou même avant l’événement. Voilà pourquoi, s’il y a bien un premier conseil que madame Julie Faucher aimerait transmettre aux planificateurs d’activités, c’est assurément de ne pas trop miser sur l’alcool pour détendre l’atmosphère, surtout en début d’événement : « Plus c’est disponible, plus c’est facile d’accès, plus ça risque de déraper. Alors il faut s’assurer que la première chose que l’on fasse ne soit pas de se diriger vers le bar. Et deuxièmement, on peut offrir beaucoup de bouffe et de boissons non alcoolisées et des activités. Cela peut réduire la consommation. »
Et l’insistance sur ce conseil ne saurait concerner principalement les jeunes générations, puisqu’aux dires du maître des lieux au Randolph, ces derniers seraient un peu plus prompts à lancer les dés plutôt qu’à passer la soirée à lever le coude…
Merci à :
Alexis Plourde Dinelle, gérant du Randolph du Quartier Latin
Suzanne Mussely Gosselin (service-conseil MSGosselin), consultante en relations interpersonnelles, en harcèlement, et auteure de Guide de gestion pour les relations humaines en entreprise (2018) et Discorde ou harcèlement psychologique? (2015), tous deux publiés aux Éditions Yvon Blais (Montréal).
Julie Faucher, professeur de gestion à l’ITHQ
Jean Lagueux, professeur au département d’études urbaines et touristiques de l’école des sciences de la gestion de l’UQAM, et ancien professeur, durant 20 ans, à l’ITHQ
Pour en savoir davantage sur tous les aspects de la planification à ne surtout pas négliger, afin d’éviter les débordements, consultez L’art de planifier.
Pour connaître les risques juridiques et sociaux des attitudes harcelantes en contexte de célébration, ainsi que les moyens de les prévenir, en se serrant les coudes, voir l’Art de prévenir
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