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À tous ces salariés qui m’ont soutenu
par leurs sourires,
durant cette trop longue année
Avant, seuls des employeurs se prémunissaient du privilège d’observer ou d’enregistrer leurs employés. Après les scandales de George Floyd, aux États-Unis, et de Joyce Echaquan, au Québec, la caméra du téléphone a vite été perçue comme un nouvel outil de défense des droits citoyens. Pourtant, à l’autre bout du spectre, des petits entrepreneurs n’ayant, a priori, rien à se reprocher, craignent qu’un jour on leur braque une caméra en plein visage et que l’on décortique leurs moindres travers sur Facebook.
Sous un regard méfiant
Les téléphones, bien visibles dans la main des visiteurs, et les avis d’internautes en ligne ne sont donc maintenant qu’une partie de sources d’observation que les dirigeants d’entreprise ne contrôlent plus. N’importe quelle tranche de vie peut aussi être croquée sur le vif par un journaliste en promenade, à la boulangerie du coin, qui déciderait d’en faire la base d’inspiration d’un prochain article.

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L’avocat en droit du travail Me Jean-Guy Villeneuve, chez KSA avocats, soutient que de rapporter une conversation glanée au coin de comptoir, avec des employés qui se dévoileraient sans trop s’en rendre compte, n’a rien d’illégal, même si cette information n’a pas d’abord été contrevérifiée: «C’est sûr que les juristes vont vous dire que si vous avez attaqué la situation de quelqu’un, il va peut-être falloir rectifier. Mais en principe, vous avez le droit de rapporter ce que la boulangère vous a dit.»
Une telle possibilité peut éveiller la méfiance envers les rapporteurs de nouvelles, avant même qu’un journaliste ne se soit accoudé à leur comptoir. Tous les services ne réagissent cependant pas de la même façon. Diane-Gabrielle Tremblay, elle-même d’ailleurs très présente dans les médias, sait toutefois que le choix de la transparence n’est pas toujours récompensé.
La qualité de l’éthique journalistique et le risque d’être mal compris et mal cité ne sont cependant pas les seuls facteurs en cause. Et, à l’avis de madame Tremblay, certaines organisations ont simplement conscience de ne pas avoir développé suffisamment leur expertise pour faire passer leur message de façon adéquate : «Si on prend le commerce de détail : il y a peut-être des gens qui ne sont pas très à l’aise avec la parole et qui se disent, ‟Finalement, il vaut mieux que ce journaliste se tienne loin de moi. Pourquoi viendrait-il me chercher des bibittes?”». Mais je pense que dans le commerce de détail, là aussi, il y a de tout. Il y en a qui sont très ouverts. Par exemple, dans le contexte de la pandémie, il y en a qui se sont adaptés. Ils veulent que l’on parle de la manière dont ils l’ont fait. »
Un jury populaire à modérer
Le choix, avant d’envoyer ou de laisser l’un des leurs s’adresser aux médias, gagne à être longuement mûri puisque la loi ne permettrait pas à un employeur de sévir envers leur employé, si, après une telle autorisation, celui-ci faisait preuve de maladresse. D’après Me Villeneuve, leur recours serait également limité envers une employée qui voit ses propos rapportés dans les médias, alors qu’elle ignorait s’adresser à un journaliste ou qu’elle a été filmée à son insu: «L’employeur pourra peut-être lui reprocher une indiscrétion, mais le fait de ne pas savoir qu’elle s’adressait à un journaliste est un facteur atténuant. Autrement dit, c’est comme si elle parlait à quelqu’un et qu’elle avait des motifs raisonnables de penser que cela resterait mort. S’il y a une faute, une indiscrétion, ce n’est pas une faute majeure.»
L’employeur a aussi la responsabilité de prendre le temps d’explorer la situation en détail avant de porter un blâme, lorsqu’un de ses employés se trouve impliqué dans une situation qui tourne au vinaigre dans les médias sociaux. Le procès populaire sur la place publique ne doit pas déterminer la sanction à prendre. Car un employé qui n’a pas su trouver les mots adéquats ou qui a manqué de chaleur ne constitue pas nécessairement un manquement professionnel, même face à une personne vulnérable, minoritaire ou racisée, argue Me Villeneuve: «Un manque d’empathie basée sur le handicap, ce serait de ridiculiser quelqu’un ou de ridiculiser le handicap de quelqu’un. Une incompréhension ou la manifestation de manque de patience n’est pas un manque d’empathie au point d’être considéré comme de la discrimination. Ce sont des sautes d’humeur qui peuvent s’expliquer par le contexte.»
Selon Me Tremblay Potvin, les problématiques médiatiques proviennent parfois de règles mal formulées de la part des employeurs, mais aussi, souvent, des consignes trop strictes qui empêchent les employés de recourir à leur jugement, lorsque la structure imposée par la compagnie semble mener à une impasse. Les recherches de Camille Alloing, qui enseigne les communications sociales et publiques à l’UQAM, confortent cette impression : «À partir du moment où une organisation fonctionne avec ce système de scripts, où elle donne des réponses types pour gérer et maitriser son image, ça va être plus compliqué lorsqu’on va tomber sur quelqu’un qui a besoin d’adaptation : le script fonctionne pour 90% des personnes auparavant, mais pas assez pour s’adapter, par exemple, si on tombe sur un client qui a un problème d’élocution.»
Les limites au braquage par caméra
La responsabilité de l’employeur ne s’arrête cependant pas là. Il doit aussi protéger ses employés qui auraient suscité la critique ou la moquerie sur les réseaux sociaux ou ailleurs sur la place publique à propos de leur prestation de travail. Sur ce point, les deux juristes interviewés se montrent formels : la souffrance générée par ces moqueries entrerait dans le cadre des lésions professionnelles.
Cette tendance à régler ses comptes à coups de vidéos viraux a gagné assez récemment en croissance dans l’actualité. Mais Me Tremblay Potvin insiste sur le fait que les règles à suivre en ce domaine s’appuient déjà sur une solide jurisprudence. Quelques décennies de détresse professionnelle causées par les agressions verbales et écrites, subies notamment par les employés de service à la clientèle dans les centres d’appel, ont permis de bien documenter le phénomène.

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Dans le cas où un employé souffrirait d’un acharnement en ligne, Me Villeneuve encouragerait même les gestionnaires à soutenir les employés lésés pour faire cesser les commentaires malveillants, en passant, par exemple, par la Commission de droit de la personne et des droits de la jeunesse. Me Tremblay Potvin précise cependant que l’obligation de l’employeur envers son travailleur ne va pas aussi loin. Une fois que l’agression qui met en péril la santé et la sécurité de ses employés ne se produit plus sur ses heures de travail, il a fait, pour ainsi dire, ses devoirs.
Un contrôle bruyant, mais inefficaces
Il n’est cependant pas toujours facile de dissuader quiconque d’utiliser sa caméra dans une entreprise ou dans un lieu public. Me Tremblay Potvin évoque, entre autres, le cas des personnes en résidence pour aînés, où le droit de l’individu ou de sa famille de filmer est dûment reconnu, puisqu’il s’agit du milieu de vie, donc de l’espace privé du bénéficiaire, qu’il peut aménager comme il l’entend.
Camille Alloing manifeste cependant ouvertement ses doutes quant à la possibilité que ces méthodes de supervision parviennent à stimuler l’envie de mieux faire son travail. Il rappelle, au passage, que, dans les cas hypermédiatisés de George Floyd et de Joyce Echaquan, les employés se savaient filmés. Celui-ci croit, au contraire, que la crainte constante d’être filmé finit par raffiner des méthodes pour éviter de se faire prendre ou provoque des réactions de panique:

Camille Alloing
Avec les salariés, c’est pareil : si tu fais mal ton travail, tu vas être puni, mais si tu es filmé, cela peut provoquer des comportements qui vont être inattendus. Soit le salarié va se plier aux règles et, même s’il est dans une situation où c’est lui qui a raison, il va se donner tort et ça va créer une détresse chez lui, ou il va avoir des réactions inattendues parce qu’il a peur d’être filmé, parce qu’il ne veut pas être filmé et pense qu’il va lui arriver quelque chose.
Les effets de cette supervision massive sous toutes ses formes sont bien documentés, notamment parce que les employeurs eux-mêmes recourent à des outils de microgestion de plus en plus sophistiqués pour s’assurer que leurs employés correspondent en tout point et à tout moment à l’image qu’ils voudraient refléter. Parmi les impressionnants exemples de cette tendance, Camille Alloing nomme les logiciels de reconnaissance des fluctuations de la voix ou de reconnaissance faciale des employés. Et plusieurs sources semblent confirmer que le télétravail a poussé les employeurs à investir encore plus en ce sens.
Mais, aux dires de ce chercheur, les promesses de rendement de cette technologie mènent souvent plutôt à des conséquences désastreuses, entre autres sur le stress et l’épuisement professionnel.
Diane-Gabrielle Tremblay croit également que l’employeur a plus à perdre qu’à gagner par ce contrôle extrême, même sur le plan de son image. Car pour attirer et fidéliser ses clients, le gestionnaire doit d’abord retenir et fidéliser les employés auxquels les clients sont attachés: «À l’heure actuelle, dans un contexte où on essaie de trouver et de garder des gens, le fait de reconnaitre leur travail positivement, le fait de leur donner de l’autonomie, c’est très important.»
Savoir démontrer sa transparence
Camille Alloing souligne aussi qu’une image de marque personnalisée et un service adapté sont ce que les entreprises d’aujourd’hui promettent à leur clientèle et qu’un service trop standardisé les fait passer totalement à côté de cet objectif. Ce chercheur en communication publique affirme même qu’une compagnie où le discours est définitivement trop lisse et où il devient évident que les employés n’osent pas transmettre quelqu’opinion que ce soit peut, paradoxalement, miner la confiance envers l’organisation : « Moi, j’ai envie de vous dire qu’une organisation qui se méfie de la prise de parole de ses collaborateurs est une organisation qui doit aussi maltraiter ses collaborateurs ou qui doit avoir des produits ou des pratiques qui ne sont pas très clairs, parce que, plus on laisse les personnes s’exprimer, plus on est dans une politique de transparence. Plus on essaie de réduire la prise de parole, notamment des collaborateurs, plus on a des choses à cacher. »
Ces entreprises ne sont peut-être pas de si grandes cachotières, au fond, admet Monsieur Alloing, mais elles s’imposent parfois des images idéales et des standards impossibles à atteindre. Placer ses employés en position de faire craqueler cette image à n’importe quel moment, simplement parce qu’ils ne parviennent pas à démontrer cette allure de perfection et de satisfaction continuelle, ne fait qu’accroitre de fossé de façon progressive: «Alors si vous voulez maintenir votre performance et garder des personnes, votre organisation doit penser au bien-être de ses collaborateurs en fonction de leurs expressions et de ce qu’ils demandent et non pas en fonction de ce qui serait une image à construire.».
Cet expert va également jusqu’à conseiller aux entreprises de s’interroger suffisamment sur leurs pratiques pour être certaines de s’y montrer prêtes à soutenir leur troupe et de persister dans leur solidarité, même lorsque les règles telles qu’elles sont conçues, ne mènent pas aux résultats escomptés: «Vous avez des pratiques que vous reconnaissez ; si cette pratique est réalisée par l’un de vos collaborateurs et qu’elle génère une crise parce qu’elle est filmée, vous allez pouvoir dire ‟Oui, nous assumons que nous demandons à nos collaborateurs de faire cela”.»
Lorsque la parole est d’or
Une telle co-construction mène aussi parfois à des résultats très payants pour l’entreprise. Car dans les entreprises où les valeurs affichées, dont celles de l’autonomie, sont plus qu’un discours de surface, des employés qui se sentent entendus et invités à prendre la parole se permettent de devenir des ambassadeurs très évocateurs de la marque, d’après Diane Gabrielle-Tremblay:

Diane-Gabrielle Tremblay
Il vaut mieux faire un examen de conscience de tout ça pour s’assurer que, le plus possible, nos employés vont être suffisamment à l’aise, et dans un contexte de bien-être et d’autonomie suffisants pour qu’ils puissent s’exprimer, justement, et qu’à ce moment-là, ce soit plutôt positif pour l’organisation. D’ailleurs, il y a beaucoup d’organisations qui fonctionnent comme ça aujourd’hui. S’ils ont de la difficulté à recruter, ils disent ‟En fait, nous, nos meilleurs ambassadeurs sont nos employés”.
Camille Alloing croit que les grandes entreprises sous-estiment encore à tort l’emprise profonde du discours des gens de tous leurs paliers sur l’attraction des employés potentiels, mais aussi de futurs clients. Il se dit convaincu que le temps où les représentants des grands patrons pouvaient occuper l’avant de la scène, sur notre petit écran, pour y faire figure d’autorité est dépassé depuis longtemps. Maintenant, les figures d’authenticité qui nous touchent directement sont celles qui ont moins d’intérêt à recourir à un discours commercial et, surtout, qui nous ressemblent.
Ce chercheur en communication publique soutient que l’on a peu de réserve à adhérer à leur propos, même si leur expérience est individuelle, parcellaire et que, par ailleurs, l’entreprise démontre des efforts sincères pour aller dans une tout autre direction: «Aujourd’hui, les collaborateurs prennent la parole en ligne. Et entre un organisme qui dit qu’il est le plus écologique et le plus féministe du monde, avec des chiffres à l’appui, et de l’autre, une collaboratrice en ligne sur Instagram, avec laquelle vous pouvez discuter, dont vous voyez ses photos, qui vous ressemble, ça vous parle. Et si cette collaboratrice dit ‟Tout ça, ce n’est pas vrai, dans mon contexte, je suis maltraitée en tant que femme”, ce sera elle l’autorité informationnelle.».
Le choix de solliciter ce pouvoir explosif de façon plus positive reste, il est vrai, entre les mains des gestionnaires, pour ce qu’ils en contrôlent. Mais Camille Alloing encourage ceux-ci à mettre toutes les chances de leur côté dès le départ en faisant comprendre aux employés qu’ils peuvent contribuer au bien-être de l’entreprise non seulement par leurs bras, mais aussi et surtout pas leur manière de vivre leur engagement professionnel au quotidien et en les autorisant ouvertement à le faire.
Entreprises cherchent ambassadeurs
Camille Alloing croit que cette attitude de transparence dispose aussi davantage les employés à accepter un encadrement. Mais l’encadrement dont il parle à ce moment ne consiste pas menacer ou à substituer son discours à celui du l’employé, mais plutôt à l’aider à anticiper la portée et les risques d’une prise de parole à l’aide de personnes plus expérimentées : «Il y a des choses qui se font grâce à des chartes où on va conseiller aux collaborateurs de parler de certains sujets plutôt que d’autres, par exemple d’éviter de parler de certains sujets qu’ils ne maitrisent pas, et qui pourraient être très polémiques, de s’adresser ou pas à certains journalistes, de demander aux journalistes de recevoir les questions avant qu’elles soient posées afin d’être aidé par les relationnistes.». Rien ne garantit toutefois qu’un journaliste acceptera de faire patte blanche au point de soumettre son canevas aux relationnistes.
Les employés peuvent trouver des motivations qui leur sont propres à prendre la parole, par exemple s’ils veulent partager une passion, un savoir ou un savoir-faire. Me Charles Tremblay Potvin mentionne aussi que la solution de laisser les employés s’exprimer en leur propre nom constitue une autre façon pour l’entreprise de se protéger et, pour le salarié, de gagner en liberté: «Parce que s’il accorde une entrevue en son nom personnel, il ne veut pas nécessairement que son employeur soit associé aux opinions qu’il va émettre. La meilleure chose à faire, dans un contexte comme celui-là, c’est de demander la permission de se prononcer sur certains sujets.»
Diane-Gabrielle Tremblay garde toutefois certains bémols pour ce qui est de partager à tout le monde la mission d’ambassadeurs pour l’entreprise. Inciter fortement les plus réticents à prendre la parole lui semble tout aussi hasardeux que de forcer ses équipes à se taire et ce, encore davantage si l’objectif est de prévenir ou d’aborder une situation de crise. Un certain écrémage, ainsi qu’une formation pour aider les personnes en place à véhiculer un message sans fausses notes, lui semblent donc salutaires: «Donc, il y a un peu ce risque-là, mais, je pense qu’idéalement, ce serait quand même utile que l’employeur fasse de la formation et sélectionne des personnes qui se sentent peut-être plus à l’aise et que l’on va pouvoir laisser s’exprimer et le faire en leur propre nom. Elles n’ont donc pas un discours tout appris, mais elles sont confortables pour le faire.»

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Mais ce grand renversement de pouvoir peut commencer par des signes d’ouverture très simples comme, pourquoi pas, suggère Camille Alloing, que le gestionnaire tente de s’imposer une petite retenue, la prochaine fois qu’il surprendra un employé en flagrant délit de spontanéité: «Donc, si on prend l’exemple d’une boulangère; si ce qu’elle fait, n’importe qui peut le faire, son patron va peut-être lui dire ‟Fais attention, n’entache pas l’image de ma boulangerie, parce que, de toute manière, je peux te remplacer. Tu n’as pas besoin de parler au client pour bien vendre ton pain”. Si, par contre, on va à la boulangerie, parce qu’on aime bien discuter avec la boulangère, parce qu’elle prend soin de nous et qu’elle discute, et qu’un jour, elle dit qu’en ce moment, ça ne va pas trop, et bien là, au contraire, ça va générer encore plus de liens affectifs avec les clients.»
Voilà donc quelques avantages à laisser l’authenticité enrichir vos modes de gestion et vos arguments de vente, entre le pain et la brioche. Mais pour approfondir les questions légales associées au devoir de loyauté et à la liberté d’expression, retournez au premier article de cette série : Entre mythe et pénalité.
Si vous voulez cerner plus spécifiquement comment, sur les réseaux sociaux, l’image de vos salariés peut affecter la vôtre et comment le droit se positionne sur ces nouvelles plateformes, cliquez plutôt sur Attention, Facebook vous pourchasse!