Crédit photo Immersia, jeux d’évasion
Lorsqu’un gestionnaire commence à se sentir un peu trop seul dans sa bulle, il peut être tentant pour lui de tenter de reproduire le bien-être des moments où, d’un simple coup de coude, on réussissait à montrer que l’on était tous dans le même bateau. Pour y parvenir, pourquoi ne pas s’offrir, tous ensemble, une petite activité ludique? Un plaisir qui ne peut faire que du bien? Ça reste à voir…
On se gâte un peu et on oublie ça
André Lafrance, dont l’expertise à l’Université de Montréal se situe surtout au niveau des communications, convient qu’un événement de Team Building constitue une opération de relations publiques interne, où le patron a l’occasion de montrer son côté plus humain, ce qui peut avoir un effet plutôt positif. Ce souci de plaire à sa bande d’employés ne lui semble pas négligeable, au contraire, pour autant qu’il est pris pour ce qu’il est : « On peut développer tout un discours pour dire que c’est important pour l’esprit d’équipe, mais je trouve qu’à la base, c’est bien qu’il y ait une activité comme cela au moins une fois par année pour que les gens puissent se retrouver à l’extérieur du milieu de travail, et qu’ils puissent ressortir des échanges habituels qu’ils ont entre eux. »
Eugénie Mercier, une coach qui organise des séances de discussion, sur demande, après les jeux d’évasion, notamment chez Immersia, ne recommanderait pas de telles tentatives dans des entreprises où l’ambiance est déjà à couper au couteau. Elle rencontre d’ailleurs peu de situations de ce genre, ce qu’elle explique, entre autres, par le fait que les gestionnaires en mal de leadership n’ont pas toujours tous les atouts en main pour mobiliser leur groupe vers ce genre de projets : « Parce que ce n’est pas facile de mettre ensemble des personnes qui sont en conflit dans un espace confiné. ». Elle insiste aussi sur l’importance de trouver la bonne activité au bon moment, après s’être franchement demandé les objectifs que l’on comptait atteindre : « Si le gestionnaire veut seulement avoir du plaisir, une activité comme le rafting ou quelque chose comme cela peut très bien faire l’affaire. »
De même, André Lafrance exhorte à la prudence, si on compte utiliser principalement ce moyen pour surmonter des problématiques plus profondes ou récurrentes de leadership. Et cette aspiration demeure, à son avis, beaucoup trop répandue : « Il y a sans doute des illusions là-dedans, mais on peut s’imaginer qu’il est possible qu’en ayant passé une fin de semaine ensemble, on va peut-être se plaire davantage, ou, du moins, se parler plus. Et si le patron se mêle à tout ça, qu’il a été prêt à jouer le jeu et à se dire qu’il était comme les autres, on peut se dire que c’est un être humain quand même. C’est une personne qui peut être drôle ou amusante lorsqu’elle n’est pas patronne. Et cela peut durer quelque temps. Il y a un petit halo qui peut se développer à partir de là. »
Occupez-vous d’eux pour moi…
Eugénie Mercier constate toutefois qu’il arrive que le leader qui organise cette activité de rapprochement brille carrément par son absence. Que l’activité où elle est mandatée cherche à résoudre les points A B C ou seulement à faire plaisir, cette coach entrevoit dans une telle attitude l’envoi d’un message totalement contre-productif : « Je trouve que ce que cela démontre, c’est que le gestionnaire ne fait pas partie du système. Et pourtant, il en fait partie. C’est comme dire à ses employés ‟C’est votre problème. C’est à vous de trouver des solutions”. Il donne la responsabilité aux autres de régler les problèmes de sa propre entreprise. Moi je pense qu’on doit être dans le canot, avec la rame à la main. »
Madame Mercier soutient également que le simple fait que le leader limite son implication, même en étant présent, réduit significativement la possibilité pour lui aussi de parvenir à des prises de conscience qui permettraient d’envisager des changements durables.
André Lafrance croit cependant que de manifester un détachement au quotidien, en n’agissant pas selon ce qu’il prêche, peut endommager encore plus durement les relations du patron avec ses employés que de les envoyer en activité, en séminaire ou en formation sans lui :
« Le cadre qui quitte à quatre heures le soir et demande à ses employés de ne pas quitter avant cinq heures, ou des cadres qui prennent le diner de deux heures et pestent lorsque leurs employés entrent cinq minutes en retard de leur diner, c’est un détail, mais ce sont beaucoup de choses comme ça qui font que cela n’arrive plus à jouer dans les deux sens. C’est un peu comme la loyauté envers l’entreprise : le sentiment d’appartenance se joue dans les deux sens. Est-ce que l’entreprise et le cadre démontrent un sentiment d’appartenance envers leurs employés ? Est-ce qu’ils ont l’impression d’appartenir aussi aux employés qui travaillent pour eux ? »
Qu’avez-vous fait à mon équipe?
Eugénie Mercier constate qu’il faut parfois beaucoup de doigté pour amener les membres d’une équipe à s’exprimer devant un supérieur fragilisé ou peu enclin à l’écoute. Cela peut placer le gestionnaire dans une position délicate, lorsqu’il apparait, de façon plus évidente encore qu’avant, qu’il ne se sent pas prêt à prendre en considération les demandes de son entourage :
« J’amène la discussion et, forcément, même si le gestionnaire veut tout décider, il ne décidera pas tout. Je vais quand même ramener tout cela à la force de l’équipe. Donc, le gestionnaire aura beau résister, il peut vouloir faire comme il l’entend, mais le résultat va faire que l’équipe va vouloir quand même prendre sa place. Et quand le gestionnaire va revenir au travail, il va avoir eu la force du groupe. Alors s’il décide de faire à sa tête et de ne pas écouter son équipe, ce sera lui le plus défavorisé là-dedans. Moi, je n’ai pas le contrôle là-dessus. » Eugénie Mercier, coach certifiée
Et même si le gestionnaire se dit prêt à faire son mea culpa, ou à annoncer une ère nouvelle lorsqu’il succède à un tyran, il se peut très bien que son message passe assez mal. À l’avis d’André Lafrance, dans ce genre de moment, il ne suffit donc plus de cerner le bobo, mais bien de trouver la façon adéquate de faire passer le bon message et non le contraire : « Je crois que les employés seront sceptiques ou cyniques. Alors si l’on fait une grande démonstration de bonne volonté, ils ne vont pas l’accepter. Ils vont la prendre à rebrousse-poil. C’est pour cela que l’une des solutions, si l’on veut faire ça, il faudrait le faire non pour annoncer que l’on vient de changer notre façon de gérer, mais pour annoncer un événement dans l’organisation. Il y a toujours un anniversaire de quelque chose. ».
Ainsi, avec le temps, on donnera l’occasion aux perceptions d’évoluer plus graduellement, par elles-mêmes. André Lafrance précise néanmoins que les perceptions n’ont pas besoin d’être fausses pour s’avérer néfastes. Un rôle attendu du leader est d’assurer un encadrement sécurisant. Alors, en choisissant une activité qui ne tient pas compte des limites de chacun, ou les place en situation de flagrante inégalité, le meneur du groupe démontrerait un manquement, d’une certaine façon, à ses obligations de base.
Comprendre, avant de retrousser ses manches
Et même lorsqu’il s’agit d’aborder seulement les limites psychologiques et d’affronter les vrais problèmes de tempérament ou autre, la chercheuse Nancy Brassard suggère fortement de rechercher l’appui d’une expertise, pour savoir jusqu’où aller et quelles pourraient être les conséquences des révélations :
« Les activités de consolidation d’équipe ont parfois apparence de rigueur. Les gens aiment bien cela. Mais c’est peut-être dangereux d’apposer des étiquettes sur des gens et cela peut brasser. Par la suite, s’il n’y a pas de suivi, les gens restent pris avec cela. ». Nancy Brassard, chercheur à l’ENAP
Celle-ci a même vu des cas où le choc de ce genre d’événement a causé de la détresse et des troubles du sommeil à des personnes peu préparées à ce quelle venaient d’entendre. » Nancy Brassard et André Lafrance souligne d’ailleurs l’importance de bien analyser la situation et les individus en présence, avant de ce lancer dans une activité dont on attend une transformation significative, tout en évitant ce genre de catastrophe.
Les tests sur le leadership ou la personnalité, qui peuvent servir, entre autres, à cette fin, ont d’ailleurs connu une croissance continue et presque exponentielle, au cours des dernières décennies. Mais pour en arriver à des résultats plus probants, pour concevoir une activité ou améliorer ses aptitudes de gestionnaire, Nancy Brassard suggère de faire appel à un professionnel apte à choisir et à utiliser plusieurs outils de mesure simultanément : « Je crois que c’est avec trois outils que nous pouvons prendre une décision sur un tiers parti. Par exemple, on peut passer un test sur les compétences en leadership; ensuite, on va faire de l’observation dans son quotidien; et, après, on peut faire une mise en situation. »
Nancy Brassard insiste sur le fait que le choix de l’analyse doit prendre en considération le contexte, toutes les parties concernées et se donner les moyens pour que les langues se délient, un défi particulièrement grand dans le cas d’un problème de leadership. Elle y croit au point d’être allée parfois elle-même passer quelques semaines à récolter des données humaines, sur le terrain, en costume d’usine avant d’amener des suggestions de changements : « J’ai essayé de comprendre leur quotidien et leur réalité, sinon, je n’aurais pas pu prétendre comprendre ce que c’était de gérer, de participer à une équipe ou de prendre des décisions dans cette organisation, si je n’avais pas vu à quoi ça menait, à quoi les décisions les exposaient. Il faut tremper là-dedans. »
L’analyse… avec un doute raisonnable
Quoiqu’il en soit, André Lafrance s’attarde avant tout sur l’idée qu’il faut éviter de compter sur un seul instant, ou une seule personne, pour déconstruire les comportements que l’on a mis parfois des années à bâtir : « L’analyse organisationnelle doit proposer un certain nombre d’orientations. Et l’autre professionnel, qui est un animateur de groupe, doit prendre ces objectifs et parvenir à les réaliser. Ce n’est pas le même métier. C’est pour cette raison que je ne ferai pas tout cela au cours de la même activité. »
Les experts tendent donc à s’entendre sur l’importance de ne pas prendre l’analyse à la légère, lorsqu’il s’agit de tâter le pouls, cerner les objectifs les plus pressants et y associer des actions pour développer des relations de gestion plus fluides. Pourtant, certaines divergences demeurent. Les uns voient les activités de groupe comme un bon laboratoire pour observer les comportements et éveiller la vigilance, alors que d’autres verront les activités comme l’aboutissement probable d’une bonne analyse. L’usage d’outils psychométriques en pleine activité de consolidation demeure d’ailleurs aussi assez populaire dans plusieurs milieux.
Cependant, même si plusieurs attitudes à l’intérieur du jeu sont souvent révélatrices des réflexes de la vie quotidienne, il est difficile de cerner exactement ce qui tient du contexte du jeu et de la détente, et encore plus les problématiques qui seraient directement reliées aux contraintes du travail. Mais ces difficultés ne sont pas nécessairement propres au contexte ludique. Même en utilisant des outils psychométriques qualifiés de sérieux, les experts n’ont accès qu’à une partie de la réalité, avec un taux d’erreur moyen de 25% à 40%, avance Nancy Brassard, dont les travaux et l’enseignement se concentrent sur les mesures d’évaluation des ressources humaines, à l’ENAP : « Pourquoi ? Parce que vous n’êtes plus la même personne que deux ans auparavant. Vous avez évolué. »
On s’entend pour ne pas se promettre la lune?
Eugénie Mercier tente également de prendre en considération les erreurs d’interprétation propres à son champ d’action : « Mon rôle relativement à un atelier immersif ou un jeu de consolidation, ce n’est pas d’avoir un plan de coach étalé sur plusieurs mois, où nous pouvons aller travailler les enjeux plus complexes du contexte de travail. C’est d’ouvrir la discussion et de permettre un moment de synergie aux équipes. Je sais que plusieurs personnes ne sont pas réellement elles-mêmes dans le contexte d’un jeu immersif, parce qu’on est dans une activité, on est en dehors du travail, on essaie de faire bonne figure. »
Une solution qui semble alors tomber sous le sens, pour s’assurer que l’on retienne quelque-chose de l’activité, serait de greffer une part de formation à cette partie plus expérimentale. Cette solution ne soulève cependant pas beaucoup d’enthousiasme du côté d’André Lafrance, qui rappelle qu’au cours d’une activité, les observations ne doivent pas seulement fournir des données à un expert : elles doivent avant tout offrir une occasion de modifier les regards que les membres de l’équipe portent les uns sur les autres.
Et un leader se priverait, selon ce professeur, d’une belle occasion de faire ressortir son côté plus complice : « On voudrait que les gens soient détendus, relaxent, se retrouvent entre eux, qu’ils se retrouvent dans des relations différentes de ce qu’ils ont habituellement. Mais si on introduit une conférence qui parle de leur vie professionnelle, on brise ce phénomène intéressant associé au fait qu’une activité pourrait aider à se rencontrer en dehors du contexte des nécessités du travail habituel. Par contre, que l’on ajoute à cette activité quelqu’un qui est responsable d’observer et d’échanger, de parler avec les gens durant l’activité, sous prétexte qu’il est l’assistant de l’animateur, et qu’il retienne un certain nombre de points qui, après, pourraient être utilisés et faire l’objet d’une autre activité plus importante au niveau d’intervention qu’il y a entre les gens : voilà une contribution utile. »
Mais d’abord, avant de se lancer dans ces risques et ces dépenses, il faut comprendre pourquoi on le fait. Comment expliquer qu’à elle seule, la bonne volonté d’un leader ne suffit pas? Pour le savoir, lisez la première partie : Gestionnaire, un titre lourd à porter.
Si votre préoccupation concerne davantage les meilleurs moyens de tirer le maximum de quelques heures de loisir partagées en équipe, encore un peu de patience, la semaine prochaine, l’article de conclusion, intitulé Se serrer les coudes, un premier pas, abordera directement cette question.
Pour mieux comprendre le travail de coach, visiter le blogue d’Eugénie Mercier