L’entrée dans le monde immersif

Imaginons-nous, il y a cinq ou six ans, assis au coin d’un feu, avec quelqu’un qui nous raconte qu’il entrevoit déjà un avenir, pas si lointain, où les bandes d’amis, les petites familles et même les gens d’affaires les plus sérieux ne manqueraient pas une occasion d’aller désamorcer ensemble de fausses bombes, de croiser le fer avec des psychopathes ou d’aller à la rencontre des zombies, histoire de se sentir plus vivants et plus proches les uns des autres. Et pendant ces événements, tant dans les musées que les partys de bureau, un mot étrange, « l’immersion », effleurerait toutes les lèvres.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là, puisque le conteur en face de vous pourrait vraisemblablement conclure en disant qu’il compte bien s’intégrer à ce grand courant, en tant qu’immerseur en chef. L’auriez-vous cru? Auriez-vous pu seulement concevoir qu’il se croyait lui-même?

Un nouveau domaine se dessine

Et même pour Frédéric Guay, alias L’Aventureux, il y a une dizaine d’années, alors qu’il réalisait un peu de planification d’événements, en parallèle de son travail d’ambulancier, la chose était encore assez peu concevable. Toutefois, ayant flairé le vent mauricien, celui-ci a compris l’intérêt de créer des activités qui collaient à la réalité touristique de sa région, où les contes, les reconstitutions, historiques ou fantastiques, et les défis en forêt faisaient déjà bonne figure. Depuis 2009, Culture Mauricie ficelait des ententes avec le Ministère de la Culture et finançait de projets locaux afin de faire de sa région une référence en tourisme culturel expérientiel.

Il a suffi qu’il décide de créer son propre rallye en forêt, pour qu’il soit convoqué par Culture Mauricie, à une table ronde, en 2013 : « Le projet dont j’avais parlé était une activité immersive que j’avais montée pour L’Île Melville, qui s’appelait Un secret bien gardé. J’avais un espace d’exploration où les gens partaient à l’aventure, comme s’ils étaient des explorateurs. ». Lors de cette rencontre, il a croisé l’équipe de l’Auberge Le Baluchon. Depuis ce temps, l’Aventureux a continué de créer d’une à trois activités immersives ou de consolidation d’équipe par année, pour son propre compte, pour le Baluchon ainsi que pour d’autres lieux d’hébergement de la région.

Mais la Mauricie se voit dorénavant concurrencée par d’autres régions, toutes aussi déterminées à faire rayonner l’immersion sous plusieurs formes. La multiplication des jeux d’évasion est à la base de la création de plusieurs dizaines d’entreprises à Montréal. Le fait qu’on en retrouve aussi plusieurs autres, un peu partout dans la province, et même ailleurs dans le monde, en témoigne. À leur tête, des entrepreneurs au profil souvent aussi étonnant que celui de notre ambulancier. Ainsi, lorsqu’après avoir visité un jeu d’évasion avec sa famille, Maxime Filion a décidé de lancer Immersia, avec sa fratrie et ses cousins, il a dû apprendre à conjuguer son apport à celui d’un acteur, d’une artiste visuelle… mais aussi d’une championne olympique et d’une cuisinière.

Cuisine et immersion, un mariage explosif? Pas du tout, selon Frédéric Lalumière, qui tient à bout de bras la mise-en-marché des activités d’Oyez Oyez, et est arrivé à l’immersion par la voie de la restauration, en gérant le Dragon Rouge : « On avait commencé à faire de la restauration : on avait des plats médiévaux et de vrais chefs. Mais l’animation est arrivée deux ans plus tard. Je suis rendu à 24 ans. Nous n’étions pas encore des immerseurs. J’ai mis mes envies d’expériences immersives en pause longtemps depuis ma jeunesse, parce que ce métier n’existait pas. Personne n’organisait des concepts immersifs, parce que le mot lui-même est récent. Il y a deux ou trois ans, on ne l’utilisait même pas. »

Une demande pour l’émotion

Frédéric Lalumière, de retour à l’époque de la Nouvelle-France, crédit photo Martine Paquette

Sir Lalumière a ainsi pu mettre à profit sa longue expérience en accueil et en maitrise du moment parfait, acquise dans la restauration, mais aussi à travers ses expériences en marketing. Maintenant, Oyez Oyez a conquis le territoire, à titre de plus grand organisateur d’événements immersifs de la métropole, et il commence à s’implanter à Québec. Et, à son avis, l’aventure immersive ne fait que commencer. Les nouvelles générations seraient plus que jamais demanderesses d’expériences bouleversantes et accrocheuses, pour se rapprocher des gens qui leur ressemblent. Ironiquement, ces passionnés du virtuel y chercheraient une façon de passer de la fiction de leur écran à la réalité :

« Les gens vont avoir besoin de plus en plus de lieux pour aller vivre des expériences communes dans des lieux communs, entre amis et entre étrangers. Parce que, si tu aimes le style gothique, tu n’as peut-être pas assez d’amis gothiques pour te suivre, mais tu es peut-être prêt à aller dans une soirée gothique ou dans un bar gothique pour rencontrer d’autres gothiques. Qui se ressemble s’assemble un peu. Maintenant, tout est niché. » Frédéric Lalumière, d’Oyez Oyez

D’autres facteurs aussi, ajoute-t-il, pourraient jouer en faveur des événements comme ceux que propose son entreprise. Il évoque notamment le fait que les employeurs privés et les organisations publiques cherchent à organiser des événements inoubliables malgré les restrictions qui se multiplient, concernant la bienséance et la consommation d’alcool.

Maxime Filion, qui vient d’ouvrir une seconde succursale de jeu d’évasion à Boisbriand, en vient à une conclusion assez similaire. Il s’étonne même que les premiers scénarios de sa succursale de Laval tiennent encore la route après trois ans d’existence, malgré une concurrence assez vive. Il déduit de ses observations que le succès d’une entreprise comme la sienne dépend de sa capacité de créer une émotion vive ou une complicité marquante entre les joueurs, ne serait-ce qu’un instant : « En général, un jeu d’évasion dure une soixantaine de minutes, mais ce dont les gens vont se souvenir, lorsqu’ils vont en ressortir, c’est plutôt tel ou tel moment du jeu. Cela a peut-être duré 30 secondes ou une minute. Mais ce sont ces moments-là qu’il nous faut avant tout créer dans nos scénarios, pour que les gens s’en souviennent et en parlent à d’autres, qu’ils disent à d’autres qu’ils ont vécu quelque chose et les incitent à vivre eux-mêmes l’expérience. »

En quête du parfait coup de théâtre

Pourtant, admet-il, derrière le décor de cette magie de l’instant, rien n’est si simple qu’il n’y parait, du moins, plus maintenant. Maxime Filion remarque que ce sont souvent les entreprises qui ont su créer des scénarios et des décors plus sophistiqués, parfois accompagnés d’effets spéciaux, qui parviennent à survivre : « Ce qui m’a le plus étonné, c’est la vitesse à laquelle les différents scénarios ont pris de l’ampleur, en matière de qualité de décor et d’intégration des technologies. Il y a à peine trois ou quatre ans, le scénario, c’était d’entrer dans une pièce, de trouver des clés ou des codes pour en sortir. Il n’y avait pas nécessairement un grand accent sur le décor ou sur l’aventure immersive. Maintenant, il y a une trame narrative et des décors qui se comparent aux chefs de file dans le domaine à travers le monde. »

Le Cirque des âmes perdues (toujours ouvert!), chez Immersia

L’élévation de ces exigences du métier s’explique, au moins en partie, par le fait qu’avec la croissance de la popularité est apparu un nouveau type d’adeptes qui passent d’un jeu à l’autre, traversant même parfois les frontières, à la recherche d’un nouvel étonnement. Pourtant, malgré la croissance générale de l’industrie, certains de ses pionniers ont déjà fermé leur porte.

D’autres ont fait appel à des expertises plus pointues pour continuer à se démarquer. Oyez Oyez, de son côté, a dû totalement remodeler sa formule, entre les années ‘90 et 2010, pour passer d’un statut de créateur de banquets médiévaux, à créateur d’événements …sans banquets, faisant revivre principalement la Nouvelle-France. Ils ont également dû opérer un virage rapide au début des années 2000, lors d’un soubresaut d’intérêt pour la culture médiévale fantastique, avec la sortie des films Donjon et Dragon.

Des occasions de se dépasser

Cet état de fait annonce-t-il, sans l’ombre d’un doute, qu’une nouvelle génération a beau jeu de préparer son lot d’expertises pour occuper les postes d’immerseurs de demain? Le conseiller en orientation Louis Cournoyer ne se dit prêt à jurer de rien à ce propos, puisqu’une telle industrie lui semble grandement tributaire de la santé économique générale, comme l’ensemble des produits culturels.

Et le fait de s’adresser à des clientèles aussi diversifiées que les groupes d’amis, les familles et les entrepreneurs ne parait pas constituer, pour ce professeur-chercheur de l’UQAM, une garantie à toute épreuve : « Cela s’explique par le fait qu’il semble difficile de vendre à la population la valeur de la culture, au-delà de sa rentabilité économique. On peut aller dans le même raisonnement à propos de l’entreprise qui doit faire des coupures pour des révisions budgétaires, parce qu’elle commence à en arracher : elle risque de couper en premier dans son budget de formation plutôt que dans ses opérations, parce qu’elle doit survivre. Et puis la famille qui a besoin de couper ses dépenses, elle va réviser son assiette de dépenses, elle aussi, en commençant probablement par les loisirs. »

Évidemment, pour ceux qui décident de se lancer, et de créer, d’emblée, l’activité la plus innovatrice possible, afin de s’assurer une longueur d’avance sur la concurrence, ces enjeux financiers sont d’autant plus importants. Maxime Filion se souvient d’ailleurs d’avoir cherché, à travers Immersia, à s’inspirer d’idées ayant échoué ailleurs dans le monde ou qui, dans leur forme initiale, s’avéraient peu adaptées à la réalité. Durant les premières années, Maxime et son équipe ont néanmoins limité leurs ambitions à faire migrer le concept des jeux d’évasion de Montréal jusqu’à Laval, avec des salles les mieux construites possible.

Ce n’est qu’en 2019, qu’ils ont entrepris d’installer leur jeu dans un entrepôt leur permettant de créer des décors à la hauteur de leurs rêves. Ils ont aussi diversifié leurs activités et conçu un projet visant à faire vivre l’immersion à l’extérieur des portes closes. Leur but était, entre autres, explique Maxime Filion, de se positionner comme une marque bien distincte, ce qui n’est pas gagné, malgré le succès financier de leur entreprise : « Lorsque des gens viennent chez nous, comme c’est habituellement une personne qui prend les réservations pour tout un groupe, les quatre ou cinq autres qui suivent viennent faire un scénario, par exemple, celui de l’hôtel, puis ils s’en retournent chez eux, sans même savoir que c’était Immersia qui leur a offert cette expérience. Alors, en créant un podcast, on espère que les gens vont se souvenir qu’Immersia est une entreprise qui a à cœur l’expérience immersive. »

Sentir ainsi ce qui se trame derrière les portes closes, qui n’est pas encore tout à fait imaginé dans la tête des clients potentiels, pour se transposer dans un scénario et des objets concrets exige alors une grande sensibilité et un profond désir de comprendre l’autre. Paradoxalement, Louis Cournoyer croit que cette nécessité d’innovation exige aussi d’être disposé à composer avec une forme de solitude : « Parce que c’est très sécurisant, dans la vie, être conformiste : tu reçois l’approbation et l’amour des autres. Tu jouis aussi de l’effet de groupe. Lorsque tu es en marge, tu es plus seul. Les opportunités de contacts avec des gens qui te ressemblent sont moindres. Alors là, on suppose qu’un créatif qui est bien avec la solitude, ça peut aller, mais si c’est quelqu’un qui aime le social, il va falloir qu’il trouve son groupe. »

Des immersions à géométrie variable

Bien sûr, le fait d’explorer, en même temps que plusieurs autres, un domaine qui s’annonce prometteur suppose de plus grands efforts à investir pour se démarquer. Pourtant, Maxime Filion est loin de se souhaiter des concurrents médiocres. Au contraire, il entrevoit les retombées positives de la créativité des autres pour sa propre entreprise :

« Ce qui devrait lui permettre de rester vivant longtemps va être la qualité des créateurs qui vont savoir continuer à émerveiller les gens et à les surprendre. Parce que c’est sûr que si les gens finissent par vivre des expériences d’évasions qui sont du pareil au même un peu partout, si les énigmes se répètent, il se peut qu’il y ait un essoufflement. Mais tant que les créateurs vont demeurer imaginatifs, ce que l’on espère être aussi, on pense que ça peut continuer. » Maxime Filion, d’Immersia

Frédéric Guay rajoute même que le mot « immersif » recouvre, en ce moment, une réalité si vaste que pour bien parvenir à couvrir son champ d’expertise et contribuer au rayonnement de la région, il vaut mieux se ménager mutuellement et établir des partenariats : « Moi, c’est le mot mission qui m’interpelle. J’aime jouer les enquêteurs, alors j’ai monté des activités comme ça. Par contre, je ne me spécialise pas dans la peur. Mes concurrents font des activités pour tirer sur des zombies. Alors, orienter ceux qui en veulent vers mes concurrents, je trouve que c’est un bon partenariat. Je ne suis pas là pour voler des clients à personne. »

L’Aventureux craint néanmoins que la tendance à utiliser le terme « immersion » pour désigner à peu près tout et n’importe quoi finisse par porter ombrage à ceux qui ont fait le choix de s’investir pleinement dans cette approche : « Les gens ne seront pas dupes. Maintenant, les musées, et à peu près toutes les entreprises de loisirs en ont un peu. Parce que c’est à la mode, il y a des entreprises qui mettent une touche immersive, mais ce n’est pas de l’immersion. C’est peut-être correct pour que tout le monde puisse y goûter. Mais sûrement qu’à un certain moment, il y faudra un standard pour mieux qualifier l’immersion. »

Entre jeu et virtualité

Un des nœuds du problème vient du fait que l’immersif est souvent associé aussi à des approches de technologies un peu plus interactives, sans le moindre acteur. Et pour compliquer les choses, Frédéric Lalumière, de son côté, remarque que ceux qui font la planification ou l’organisation des événements immersifs doivent souvent se partager l’assiette au beurre avec des planificateurs d’événements qui, eux, misent sur les talents de leurs experts de l’éclairage et du son pour se tailler une réputation.

Pourtant, parmi tous les experts de l’immersion « de terrain » rencontrés, aucun ne rejette le soutien technologique. Ce que Frédéric Lalumière remet en doute, c’est son utilisation à outrance, aux dépens d’une formule unique et personnalisée : « Les gens peuvent bien choisir un concept technologique à la place de faire appel à nous, mais ils vont s’ennuyer parce que ce ne sera pas fait pour eux. L’an passé, on a fait un meurtre et mystère, conçu pour 1000 personnes. Nous n’avions pas le choix parce que nous avions 1000 personnes à occuper dans une salle. Mais quand et comment occupe-t-on les écrans ? Là est la vraie question. Pour nous, les écrans n’ont servi qu’au début. Nous avons passé un faux bulletin de nouvelles avec un reportage super crédible qui se déroulait sur le site du meurtre et du vol. ».

Le jeu Grand Immersia Hôtel, crédit photo Vikki Snyder 

Dans le domaine de l’immersion, comme dans tous ceux qui « émergent » et tâtonnent encore un peu, les acteurs du milieu ont donc à se relever les manches, non seulement pour créer des activités de qualité, mais pour éduquer les nouveaux publics aux standards de qualité d’aujourd’hui, et même de demain.

Selon Maxime Filion, même dans le contexte presque devenu « classique » des jeux d’évasion, l’industrie aura donc tout intérêt à amener les clients à chercher plus loin qu’une énigme à résoudre en 60 minutes : « Je crois que si l’on veut parvenir à amener l’immersion à un autre niveau, que les gens s’intéressent à l’histoire, il faudra changer notre façon de faire. Peut-être que ce qui est appelé à se transformer, c’est la dimension de jeu, dans l’expérience immersive, qui va prendre une place moins grande, mais qui va quand même rester présente, parce que c’est toujours agréable d’avoir l’impression de pouvoir interagir et avoir un impact sur le déroulement de l’expérience.

  • Si vous désirez vous initier aux défis qui entourent la mise en place d’un projet ou même d’une entreprise immersive, consultez la partie 2 : Pour jouer, il faut vendre
  • Pour ceux qui voudraient s’informer des enjeux du métier pour les années à venir, dans l’immersion, cherchez plutôt du côté de la partie 3 : Profils interactifs recherchés
  • Après avoir tout lu, tout vu, tout entendu, vous voulez savoir si vous avez ce qu’il vous faut, dans le ventre, pour vous lancer dans l’aventure? La dernière partie de cette série d’articles, Un parcours à suivre… sur le fil de l’émotion, devrait vous l’annoncer.
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Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.