Les drames de 20-21 sont-ils jouables?

Nos créateurs de jeux d’évasion, grandeur nature ou autres formules immersives, nous ont nourris de « belles histoires » de pandémie, d’apocalypse ou de complots bien avant ce jour. Qu’adviendra-t-il de ces univers de fiction, maintenant que la réalité la dépasse? Quelques créateurs et chercheurs experts des univers ludiques, et parfois catastrophiques, donnent leur avis sur la question.

Il n’a fallu que la tombée des règles de confinement pour que des passionnés recommencent à parcourir le Québec à la recherche de scénarios de jeux d’évasion où ils se retrouvent emmurés jusqu’à la résolution du prochain crime ou drame mondial. Ces imaginaires invasifs s’emparent aussi de plus en plus des parcours boisés ou aériens, pour échapper à la rigidité des règles sanitaires. Pourtant, alors que les chercheurs affirment haut et fort que la pandémie influencera fatalement les univers de fiction, les entrepreneurs en loisirs, plongés ainsi jusqu’aux coudes dans cette réalité, persistent à affirmer que les événements des deux dernières années n’influencent pas leurs thématiques de jeu. Réalité ou fiction?

Cette réponse peut sembler d’autant plus étonnante de la part de ces esprits inventifs qu’ils sont les premiers à admettre que tout peut se transformer en étincelle d’inspiration. L’influence des concurrents, des univers cinématographiques, romanesques ou encore des jeux vidéo dans cet univers de Geeks n’étonnera personne. Mais pour certains, un objet, un fait divers, une mélodie ou une lointaine légende, urbaine ou non, peut aussi bien servir de base à une bonne histoire. David Bertrand, quant à lui, trouva l’inspiration de son Bunker de la science à travers des éprouvettes poussiéreuses, trainant dans le fond d’une cave de l’Université Laval, et prêtées pour une activité éducative.

« Les modules arrivent chez nous, on a déjà des expériences de huit minutes de prêtes, nous avons déjà tout le matériel de laboratoire pour réaliser ces expériences, mais je me disais qu’il manquait quelque chose. Pourquoi est-ce qu’on se promènerait de station en station pour des expériences de huit minutes ? Qu’est-ce que les joueurs en retireraient ? Donc, deux jours avant l’ouverture, alors que cela s’appelait déjà Le Bunker, j’ai dit que ce serait bien si c’était un jeu. »
David Bertrand, cofondateur du Bunker de la science

Des jeunes en sarreau, s'affairant autour des éprouvettes

Qui aurais cru que la magie du jeu aurais pris forme en quelques heures, dans le Bunker de la science?

Mais les idées ne surviennent et ne se figent pas toutes immédiatement ainsi dans leur environnement comme une réaction d’hydrogène. La plupart du temps, pour Jonathan Driscoll, fondateur d’Escaparium, une entreprise qui compte plus de 20 jeux d’évasion à son actif, une idée se discute, s’évalue et se bichonne avant de se concrétiser.

« Il y a des événements ou des casse-têtes qui vont exiger beaucoup de recherche et développement. C’est souvent à ce moment-là que nous explorons une idée et que nous nous rendons compte que ça ne fonctionnera pas. Que ce soit trop long à créer, c’est une raison parmi d’autres. Nous ne fonctionnons pas vraiment à budget, mais il y a toujours une limite. Il peut aussi y avoir des contraintes parce que le casse-tête ne fonctionnera pas : il entrera en interférence avec un autre casse-tête, ou cela ne fera pas de sens dans l’histoire. »
Jonathan Driscoll, fondateur d’Escaparium

Et la métamorphose peut s’avérer radicale. Ainsi, Jonathan Driscoll se souvient d’une chanson qui lui avait inspiré tout un scénario et pour lequel la touche finale fut de… trouver une musique aux droits d’auteurs dispendieux.

« Ça donne quand même l’idée. Tu as souvent ensuite des chansons qui sont similaires et qui suscitent les mêmes émotions. Parfois, c’est long pour les trouver, mais tu peux y parvenir. »
Jonathan Driscoll, fondateur d’Escaparium

La tentation apocalyptique

Ville en feu

L’Apocalypse, vu par l’artiste ArtTower sur Pixabay

Il semblerait toutefois que les événements de la dernière année ne figurent pas dans le coffre des bijoux d’inspiration du fondateur d’Escaparium pour celles qui s’en viennent. Il ne voit pas non plus l’intérêt d’adapter celles qu’il a déjà mises en marche à ce nouvel état de fait. Il faut dire que la passion pour la pandémie et les scénarios survivalistes ont, jusqu’ici, épargné son imagination. Cet entrepreneur ne croit toutefois pas que ceux qui ont emprunté cette voie, avant les événements de 2020, doivent non plus s’empresser de se lancer dans des revirements radicaux, puisque les espaces clos québécois, où la pandémie entre en jeu, menacent avant tout l’humanité de se confronter à des meutes de Zombies. À son avis, ces interprétations ne devraient pas irriter tellement plus les esprits que les nombreux scénarios militaires ne froissent généralement les sensibilités politiques.

« Et plein de personnes ont été en guerre. Les grands-parents de certaines personnes sont morts à la guerre. Je ne pense pas que ça arrête les gens de jouer. »
Jonathan Driscoll

Rien non plus ne porte Jonathan Driscoll à croire que les préférences de son auditoire se seraient modifiées, du moins s’il se fie à l’affluence aux différentes thématiques d’Escaparium depuis les derniers mois, où les préférences sont demeurées à peu près les mêmes. Pourtant, Julien Alexandre Bazile, qui a achevé rien de moins qu’un doctorat à l’Université de Sherbrooke sur l’histoire traitée en contexte vidéoludique, tient un tout autre discours, du moins en ce qui a trait plus directement à la pandémie. Il remarque, au contraire, une recrudescence pour les jeux déjà produits et quelques nouvelles éditions sur ce thème.

« Il y a des jeux qui proposent de jouer, dont Plague inc., mais cette fois c’est la tendance inverse : on joue un virus et on essaie d’infecter le plus de personnes possible et d’éradiquer l’humanité. Il y a un petit complément de ce jeu qui est sorti il y a quelques années. Et avec la pandémie justement, ce jeu est devenu très populaire. […] Je dirais même que c’est dans l’air du temps : les gens aiment qu’on leur raconte des catastrophes peut-être pour conjurer le sort, peut-être pour avoir une autre perspective dessus. Donc, pour répondre à la question de base : oui, il y a des jeux qui parlent de la pandémie, peut-être pour l’éviter. Il y a des jeux de plateau coopératif aussi, notamment Pandémie où, là, il faut éviter la pandémie et apprendre des actions de type similaire à celles que l’on doit apprendre dans la vraie vie, comme prendre un vaccin. »
Julien Alexandre Bazile

Et cet attrait pour les mondes remplis de terreur et les doses d’adrénaline qui les accompagnent est une réalité qui, rappelons-le, fait vivre l’industrie de l’horreur et les experts de l’histoire en contexte vidéoludique. S’ajoute à cela maintenant le luxe de s’offrir l’illusion de la possibilité de résumer toutes les problématiques en l’espace d’une table de jeu ou de les résoudre d’un mouvement de manette, précise ce chercheur.

« Plusieurs personnes remarquent, dans des études sur le jeu, qu’il y a un plaisir à avoir peur, à pleurer, à être tendu, à faire l’expérience d’émotions relativement négatives, mais à condition d’en faire l’expérience dans un cadre qui est relativement maîtrisé. On le voit dans les études notamment sur les jeux vidéo d’horreur, violents, etc. Cela ne veut pas dire que l’on aime avoir peur ou s’en prendre aux gens pour leur faire du mal. C’est seulement les mêmes raisons pour lesquelles on écoute de la musique ou on va au théâtre, ou on aime raconter des histoires dont certaines sont effrayantes. »
Julien Alexandre Bazile

Homme visant la caméra avec une carabine

Photo de Harrison Haines provenant de Pexels

Dominique Gauthier, le fondateur de Trik Truk, une entreprise qui s’est fait connaître notamment par un jeu sur une théorie complotiste, a pu constater directement auprès des québécois que l’intérêt pour les scénarios postapocalyptiques n’a pas dérougi, lorsqu’une maison de jeunes de Granby lui a commandé un jeu portant sur ce thème.

« C’était en avril dernier, où l’on était encore en pandémie. Moi, comme créateur, je n’étais pas à l’aise d’en parler à ce moment parce que chacun a sa sensibilité. Si on installe, dans la ville, le jeu qui parle justement d’apocalypse, c’est délicat parce que ça pourrait faire partie de la vie des gens. Finalement, on leur a fait quelque chose que je considère un bon compromis : ça se passe dans le futur… »
Dominique Gauthier, le fondateur de Trik Truk

À chacun son univers

Accessoires de style Steampunk

L’entrée d’Escaparium Laval affiche fièrement son style Steampunk

Son compromis? Remettre la pandémie à plus tard en revenant à ses anciennes amours : une autre histoire de complot, dont l’accomplissement serait prévu dans un peu moins de 20 ans, pour prendre le contrôle de la planète : un récit plus loin de notre réalité, mais pas si éloigné de quelques croyances complotistes biens actuelles.

Mais d’autres époques sont également particulièrement chéries des créateurs de jeux, comme celles des grandes enquêtes d’avant l’ère de l’ADN, ou encore du 18e siècle, remodelées à l’allure steampunk ou encore au rythme menaçant d’un futurisme cyberpunk. Pour Dominique Gauthier, dont la jeune entreprise Les Sentiers ludiques a marché sur les traces de Jules Verne et de Sherlock Holmes au cours de la dernière année, pas question non plus de suivre de trop près les créations cinématographiques récentes à ce propos. Ce souci des droits d’auteur l’a poussé à s’éloigner également de l’actualité cinématographique pour s’approprier plutôt son propre univers.

Ces idées d’un autre temps, ou d’un temps plus flou, les créateurs de jeu en avaient encore plein leur besace, au moment de la reprise des activités. Ils entendent bien reprendre maintenant la partie là où ils l’ont laissée et poursuivre les chronologies qu’ils ont librement inventées, sans laisser les événements des dernières années bouleverser leur univers thématique. Il n’est même pas question, pour David Bertrand, de renoncer à son scénario apocalyptique qui constitue l’ADN même du Bunker, ni même à son scénario « Biologie », portant plus spécifiquement sur la pandémie qui, par hasard, avait vu le jour un peu avant le 13 mars 2020. Il ne croit même pas nécessaire d’adapter sa définition de l’apocalypse à nos nouvelles appréhensions.

« Il n’y a pas grand-chose qui a changé dans le jeu en tant que tel, étant donné que ça reste survivaliste, ça reste apocalyptique, et que l’apocalypse n’a pas évolué vraiment, du moins, pas chez nous. Nous avons notre propre univers postapocalyptique. »
David Bertrand

Salle sombre avec traces de rouille

Entrée pour le monde apocalyptique du Bunker

Une bête médiatique difficilement contrôlable

La question n’est donc pas tant de savoir si les pandémies et les apocalypses reprendront du service dans les jeux, mais quand et comment elles nous influenceront pour finir par s’y intégrer. Et prendre le temps de flairer le vent avant de chercher à créer la prochaine aventure virale n’est sans doute pas un faux-pas non plus. Et Julien Alexandre Bazile reconnaît que si la multiplication des médias a accru à vitesse grand V la quantité des phénomènes qui finissent par cheminer jusqu’à nos yeux ou nos oreilles, il est difficile de prédire lesquels retiendront réellement l’attention.

« Quand bien même le fait militaire, politique ou environnemental persiste pendant des semaines, parfois même s’aggrave ou évolue, on ne va pas rapporter la situation pendant des semaines. De la même manière pour une nouvelle scientifique : une nouvelle planète, une exoplanète qui va être découverte va occuper presque autant de lignes, ou peut-être moins, que l’événement sportif, alors même que la retombée ou les significations ne sont pas exactement les mêmes. »
 Julien Alexandre Bazile

Archive sur le Nazisme

Archives d’Auschwitz, recueillies par Martex5 sur Pixabay

Concrètement, pour les créateurs d’ici, cela peut signifier qu’il peut être difficile de savoir si les événements à partir desquels ils voudraient créer le prochain jeu viral entreront ou non dans les mémoires, et quels en seront les héros à glorifier et les adversaires à bannir. Le pari est donc important. Un événement significatif risque donc rapidement de s’égarer au royaume de l’anecdote, mais inversement, affirme Julien Alexandre Bazile, c’est à force d’en parler, en jouant ou autrement, que la valeur d’un événement se confirme ou se radicalise.

« Après, c’est ce qu’en font certains contextes historiques et comment cela a été fait par les gens. Il y a aussi un effet d’emballement : plus on utilise une chose, plus, après, elle va être réutilisée par d’autres par la suite. C’est-à-dire que ce qui fait que l’on continue d’utiliser Hitler comme une figure du mal absolu c’est qu’il a beaucoup été utilisé déjà pour désigner le mal absolu. »
Julien Alexandre Bazile

Pas trop linéaire, notre tragédie

Mais ce grand flou artistique dans lequel nous laisse une étape de notre histoire encore inachevée comporte aussi ses avantages : la possibilité d’en explorer plusieurs facettes, dont certaines plus anodines, qui s’effaceront sans doute un jour de notre conscience, mais qui peuvent encore taquiner nos mémoires durant un certain temps.

Le professeur en technologie éducative à l’Université TÉLUQ Patrick Plante serait même plus enclin à suggérer d’aller, pour le moment, puiser dans ces aspects plus anecdotiques, où tout ne fut pas toujours si sombre, plutôt que d’aller réouvrir trop tôt des blessures encore vives.

« Il y a donc plusieurs aspects dans une pandémie. C’est sûr qu’il y a des éléments qui peuvent être exploités de façon intéressante. Comment faire en sorte de passer à travers une journée en télétravail avec des enfants à la maison ? Les livreurs qui arrivent, les téléphones à toute heure du jour, l’épicerie à faire en ligne jusqu’à huit heures du soir pour aller la chercher le lendemain, des choses comme ça, il y a du matériel à rire. Notre quotidien a vraiment été changé. C’est plus facile de jongler avec cela qu’avec le souvenir des morts. »
Patrick Plante

Graffiti d'adolescents qui s'embrassent

Photo de Daniel Tafjord sur Unsplash

Parvenir à prendre le confinement et ses effets avec humour est déjà un petit exploit. Et, comme l’explique David Bertrand à ceux qui fréquentent son Bunker depuis plus de 5 ans, toute petite ou grande fin d’un monde est une occasion de désorganisation, mais aussi de réorganisation, et rien n’empêche d’axer la démarche du jeu davantage vers cet aspect.

De l’évasion, mais encore?

Une fois cela dit, même ces passionnés d’histoire admettent de bon cœur que le plaisir ludique n’a pas besoin de nous donner des leçons d’histoire et de nous rappeler l’importance des nuances dans la réflexion pour parvenir à mieux surmonter les événements qui nous entourent. Selon Julien Alexandre Bazile, le simple fait d’aider à prendre du recul, pour un instant, d’une réalité douloureuse, constitue un des effets concrets et salvateurs du jeu, ainsi qu’une prise de pouvoir sur sa vie que nul n’a intérêt à perdre de vue.

« Le jeu peut donner, soit un sentiment de contrôle, parce que nous ne contrôlons qu’un petit univers que l’on a sous la manette ou autour de soi, ou, si on ne peut pas se déplacer et en parler à des gens, ça permet de communiquer avec des gens par le jeu. On peut faire des jeux en ligne. On peut aussi s’immerger dans une œuvre de fiction sous forme de jeu comme on le ferait dans un livre. Il y a donc toutes sortes d’évasions possibles, mais cela n’est pas propre à la pandémie. Ce n’est pas nécessairement une façon de s’échapper du réel, mais au moins de le mettre entre parenthèses pour revenir plus tard, pour y revenir un peu mieux, pour prendre une respiration. »
Julien Alexandre Bazile

Deux amis qui se retrouvent en respectant les consignes sanitaires

Photo de Monstera provenant de Pexels

Parmi les compétences que l’on peut redécouvrir à travers le jeu, Patrick Plante ajoute celles de se reconnecter au plaisir d’être ensemble et de se sentir capable de sourire, voire même de rire de ce qu’il nous aurait été impossible de prendre avec du recul, sans le soutien des autres ou du cadre du jeu, parfois quelques jours auparavant.

« Je dirais que d’être capable de vivre une expérience à plusieurs, d’avoir vécu dans le flow, d’avoir eu de l’adrénaline, d’avoir fait fonctionner ses méninges, d’avoir eu des sueurs froides, de rire, juste cela, même si ça n’a pas vraiment rapport à la pandémie, c’est une catharsis d’une certaine manière. Parce que ça nous donne les sentiments que l’on n’a pas ressentis depuis longtemps, collectivement. »
Patrick Plante

Pour en savoir plus

Voilà donc quelques mots sur la logique de ceux qui jouent et qui créent pour nous, mais nous parlons davantage des transformations de ceux qui tirent les ficelles de ces entreprises, dans Lorsque le chaos n’est plus un jeu.

Ceux qui craignent plutôt de marcher sur des œufs lorsqu’il s’agit de parler de leur histoire ou de celles des autres trouveront toutefois davantage dans Lorsque l’Histoire se joue des interdits.

Enfin, pour mieux comprendre comment peut persister le dialogue, entre vents et marées, entre concepteurs ludiques et consommateurs, jetez un œil à Et si on bâtissait ensemble?

Mais même après toutes ces idées, il se peut bien que la façon dont on peut satisfaire un public qui demande non seulement à être amusé et dorloté, mais aussi, par moment, terrifié et malmené un peu, vous laisse quelques mystères. Nous les avons explorés dans la série Zombies et geôliers à votre service.

Print Friendly, PDF & Email
Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.