Crédits photos: Pourvoirie de la Seigneurie du Triton
Des différends à régler, des conflits, parfois larvés, parfois ouverts, ou simplement l’aspiration à voir ses gestionnaires voir plus loin que leurs soucis départementaux sont des réalités que rencontrent toutes entreprises, à plus ou moins grande intensité. Le rêve d’enfermer tout ce beau monde, durant quelques jours, en espérant qu’ils en ressortiront plus compréhensifs et plus détendus est-il réaliste pour autant? Après tout on ne se lance pas dans une activité de consolidation ou de planification stratégique seulement pour se dire que tout va bien.
Ceux qui sont prêts à bâtir ensemble
Les lacs-à-l’épaule, et les activités de consolidation d’équipe en général, visent justement à maintenir ce climat sain, en s’assurant que les dirigeants aillent dans le même sens :
« Pour que les gens soient efficaces dans leur fonctionnement, il faut qu’ils fonctionnent en équipe, que la coordination soit bonne, que les activités soient intégrées. Si vous ne le faites pas dans le secteur public, vous allez avoir des inefficacités qui vont coûter encore plus cher aux citoyens. Ce que l’on veut, c’est que ça fonctionne, et que ça fonctionne bien. Le lac-à-l’épaule est un mécanisme qui facilite cela aussi. » – Taïeb Hafsi, HEC Montréal
Cet auteur et enseignant, passionné de planification stratégique n’encouragerait pourtant jamais un gestionnaire à envoyer en retraite, ensemble, des cadres qui passent une période à couteaux tirés, puisque d’être capable de se laisser aller à des arguments musclés dans le respect mutuel constitue base de la réussite de ce genre d’aventure. Le professeur de gestion Michel Arcand partage visiblement cet avis : « Le genre d’erreur que j’ai vue, et c’était même au sein d’une université, c’est justement qu’il y avait un climat détérioré entre les collègues. Le lac-à-l’épaule est devenu une occasion où les gens se sont carrément tirés dans les jambes. Cela n’a rien donné. Je dirais même que cela a polarisé les camps, lorsque les gens sont revenus dans leurs unités de travail respectives. ». Il suggère de passer plutôt par d’autres formes de consolidation, moins intrusives, ou l’intervention d’un thérapeute avant d’en arriver à une telle rencontre.
Taïeb Hafsi précise que les participants devraient toujours y préserver leur droit de s’en tenir à une écoute respectueuse, sans avoir l’obligation de partager leur position. Mais pour que le débat avance vraiment, Michel Arcand rajoute que les participants doivent d’abord être convaincus du bien-fondé de la démarche et partager une aspiration authentique de contribuer à sa réalisation : « C’est pour cela que l’on aime avoir des gens qui sont ouverts, flexibles et qui ont des raisons légitimes d’être là, parce que, parfois, ça fait mal. Il est possible que certaines personnes découvrent que dans les domaines où elles croyaient avoir un certain pouvoir, elles le voient éclater. »
Ceux qui sont prêts à se dévoiler
Michel Arcand pense néanmoins que, dans la majeure partie des cas, les membres d’une même structure organisationnelle ne demandent pas mieux que de se connaitre mutuellement : « Les gens qui travaillent en silo ne se parlent pas parce que l’entreprise est structurée en silo. Mais le jour où on va les asseoir ensemble, dans une retraite, ils vont être drôlement contents de se parler. C’est un exemple de cas où la consolidation d’équipe serait la bienvenue. ». Il n’est d’ailleurs pas rare que, durant un lac-à-l’épaule, des activités soient ajoutées au programme, afin de susciter la connaissance de soi nécessaire à cette mobilisation tant attendue.
Taïeb Hafsi se montre toutefois plus que réticent concernant les tests de personnalité et autres mécaniques pouvant forcer un dévoilement. À son avis, ceux qui acceptent de se consacrer au mieux-être de l’entreprise, le temps d’un séjour dans un lieu isolé, n’accordent pas pour autant à leur employeur le droit d’explorer et de remettre en question les sphères les plus intimes de leur fonctionnement émotionnel. Monsieur Hafsi se souvient d’une période, d’après lui heureusement révolue, où les participants à ce genre d’activité se voyaient un peu trop pressés d’accepter ce risque du dévoilement : « Comme les gens des relations humaines étaient surtout des psychologues, on pénétrait dans l’armure des personnes. Souvent les gens ressortaient de ces rencontres-là affectés. Ils n’avaient pas beaucoup apprécié. Il avait eu l’impression qu’on les forçait à se découvrir dans des territoires qui ne sont pas légitimes pour l’entreprise. »
Il remarque que plusieurs moyens ont été développés depuis, afin de laisser un peu plus de contrôle aux participants, quant aux zones d’eux-mêmes auxquelles ils laissent les autres avoir accès, comme des activités qui passent davantage par des projets à réaliser en groupe : « Je me rappelle de rencontres de ce type-là qui étaient très originales. On amenait par exemple un expert dans les relations entre les gens, qui faisait faire aux gens des choses complètement différentes de ce que l’on fait habituellement dans l’entreprise, et qui étaient destinées surtout à les amener à réfléchir différemment aux rapports qu’ils doivent avoir avec les autres. »
Ceux qui apportent un regard externe
Taïeb Hafsi conclut alors que le choix de l’animation, mais aussi de l’animateur qui les suggère, peut faire une différence cruciale : « Un bon animateur est capable d’arriver avec des questions qui vont stimuler, qui vont pousser les gens à vouloir intervenir …et débattre. Ils ne débattent pas à propos d’eux : ils vont débattre à propos de l’organisation et de ses problèmes. Évidemment, il ne faut pas mettre les gens en situation où ils se feront du mal. Mais un bon animateur sait créer un climat de confiance et protéger les gens. ».
Cela n’exclut pas que plusieurs personnes y fassent des présentations, mais qu’au moins une personne garde la mainmise nécessaire pour boucler la boucle. Et si certains de ces experts de l’animation ne semblent pas à la portée de toutes les bourses, d’autres animateurs expérimentés pourraient, parait-il, offrir des prestations de service, à prix plus raisonnables, par l’intermédiaire des départements de formation continue des cégeps ou des universités.
L’un des objectifs ultimes de la rencontre peut être d’insuffler des convictions partagées et mobilisatrices au sein de l’équipe. Pourtant, reconnaitre la nécessité de ce type de ressource externe ne signifie pas nécessairement un manque flagrant de leadership à l’intérieur de l’entreprise. Savoir comment saisir les fils conducteurs entre des idées, en apparence divergentes, constitue un art en soi, qui exige parfois un regard neuf sur l’organisation.
Ceux qui voient les choses autrement
Ce regard neuf peut aussi contribuer à intégrer, avec moins d’appréhensions, ceux que l’on hésite parfois à inviter, parce que leurs propos tendent à diverger du discours officiel. Néanmoins, ce regard garde toute sa pertinence, lorsque vient le moment de reconnaitre les obstacles aux changements, ou encore, d’envisager d’autres solutions :
« Même s’ils sont un peu à côté de la réalité objective quotidienne de l’entreprise, c’est eux que tu vas aller chercher. Moi, je les veux dans mon groupe, parce qu’ils vont faire avancer le débat et qu’ils vont peut-être amener un angle que je n’avais même pas imaginé au départ. Parce qu’il se peut qu’il faille changer la réalité de l’organisation, d’où l’importance de trouver quelqu’un qui saura diriger la séance d’une main de maitre. » – Michel Arcand UQTR
Il est donc important de bien distinguer leur rôle dans l’organisation de celui des saboteurs en puissance. Mais une fois que le haut gestionnaire aura fait preuve de l’ouverture suffisante pour interpeller celui s’est fait dire non à ses idées plus souvent qu’à son tour, ce dirigeant devra encore le convaincre qu’il n’aura pas trop à perdre à tenter une nouvelle fois de se faire entendre : « On lui dit que c’est à partir de ce lac-à-l’épaule que devraient émerger des solutions, et que s’il ne vient pas, il sera pris durant des années avec les solutions que l’on va amener. Comme on le dit, au moment du mariage, ‟S’il a une objection, qu’il le dise …ou qu’il se taise à jamais!”. C’est une stratégie comportementale qui fonctionne d’habitude assez bien. » suggère finalement Michel Arcand.
Marie-Hélène Proulx, fondatrice
Pour en savoir plus :
Michel Arcand (2011) La gestion stratégique du changement