Les pandémies, au Québec? C’est de la vieille histoire

 

La lutte contre les pandémies, du jamais vu, au Québec ? N’essayez pas de tenir sérieusement ce discours devant les intervenants et les chercheurs qui évoluent dans le milieu de la prévention et de l’accompagnement concernant le VIH depuis plus de 40 ans. Pourrions-nous nous inspirer de leur expérience pour améliorer nos pratiques à propos de la petite dernière des pandémies ? Assurément. L’avons-nous suffisamment fait ? Ça, c’est une autre histoire.

Par Marie-Hélène Proulx M.A. en sexologie

Déjà beaucoup de chemins accomplis

Le COVID-19, dira-t-on, s’est attaqué brutalement à notre population, pour se répandre comme une trainée de poudre, en s’emparant de la une des médias durant plusieurs mois et en amenant des changements radicaux à notre façon de vivre. Est-ce à dire que l’avènement du  VIH était négligeable à ses côtés? Ce serait une grave erreur de le croire. Le fait que le VIH a manifesté plus lentement son emprise n’a pas empêché le Center for Disease Control and Prevention (CDC) d’affirmer que le Sida était devenu la première cause de mortalité chez les Américains de 25 à 44 ans en 1995. Plus près de nous, et presque une décennie plus tard, en 2002, alors que les méthodes de traitement et de prévention avaient déjà accompli des progrès énormes, 5943 cas de Sida étaient officiellement déclarés au Québec, soit un nombre encore supérieur à celui atteint par la COVID-19, à la mi-juillet, dans notre belle province.

Mais cet état de la situation est loin de décourager ceux qui sont les mieux placés pour constater que les personnes infectées par le VIH se portent mieux que jamais. Les milieux de prévention sont mobilisés et des stratégies toujours plus adaptées aux besoins de leur population ont vu le jour.

Prendre conscience de l’importance d’agir sur les déterminants sociaux entourant le VIH exigea beaucoup de temps

Marie-Ève Normand, responsable de l’éducation au Rond Point, un organisme de prévention des ITSS (Infection Transmissible Sexuellement et par le Sang), remarque aussi que, peu à peu, un discours empreint de tolérance envers les personnes infectées, et orienté vers les solutions, a commencé à faire son nid, jusqu’à Sept-Îles :  « Au départ, c’était énorme. Les gens pouvaient mourir de cela et ils avaient peur. C’était l’ennemi à abattre. Avec le temps, même si on ne sait pas trop à quel point la recherche est efficace, au moins on voit une évolution dans la médication qui permet d’augmenter l’espérance de vie des gens. Et j’ai vu dans l’historique de mon organisme qu’à partir de ce moment-là, le mouvement de demandes de soutien a commencé à provenir des gens de la région. »

Ce n’est qu’en 1982 que les principaux moyens de transmission de la maladie ont été identifiés. Mais à partir de là, il restait tout un monde à prendre en considération, celui des rapports humains et des cultures humaines, et des façons infiniment variables d’aborder le danger et de réagir aux discours préventifs.

Viviane Namaste, professeure d’études féministes à l’Université Concordia, a dû se rendre à l’évidence : cet aspect plus humain et culturel est demeuré longtemps le grand négligé de l’étude de la pandémie du VIH, et ce, même dans les populations les plus affectées du Québec : « Je savais qu’il y avait une histoire qui concernait les Haïtiens et les Haïtiennes pour le VIH, mais je ne connaissais pas grand-chose et je voulais mieux documenter la question. Et quand j’ai cherché de l’information, je n’en trouvais pas, ni en anglais ni en français. J’avais déjà des relations de travail avec GAP-Vies), alors j’ai posé des questions pour en trouver. Mais là-bas, on m’a répondu qu’il n’y en avait pas et que c’était à moi d’en créer. ». Il aura toutefois fallu attendre jusqu’en 2019 pour que cet ouvrage soit publié.

Savoir passer le relais

Il ne suffisait alors pas d’injecter des fonds pour créer des services, mais aussi d’harmoniser les efforts de ceux qui veillaient déjà sur la santé des populations atteintes ou à risque avec ceux qui auraient pu se concentrer sur les démarches de prévention et de soutien.

Le leader au développement de l’intervention préventive à Miels-Québec (le Mouvement d’Information et d’Entraide dans la Lutte au VIH-Sida à Québec), Patrick Labbé, confirme également que les succès qu’il peut atteindre dépendent étroitement de la manière dont les services publics sauront répondre aux demandes des personnes qu’il aura sensibilisées à l’importance d’un dépistage. Il admet aussi que la qualité de la communication et la souplesse des milieux plus institutionnels, même lors des circonstances des dernières semaines, lui ont été essentielles à la poursuite de son action : « Nous avons créé un partenariat avec le CIUSSS de Québec. Ils nous font confiance. Nous travaillons en partenariat avec eux. C’est nous qui leur demandons la présence d’une infirmière dans notre milieu. Parce que nous, normalement, les intervenants, nous faisons les consultations et les infirmières s’occupent de tout ce qui est prélèvement et cueillette de données. »

Cette relation de confiance constitue assurément une bonne base. Mais Viviane Namaste croit qu’il serait possible d’aller plus loin dans l’écoute de ceux qui côtoient la population cible tous les jours, plutôt que de seulement faire appel à leur savoir-faire avec les aiguilles et les écouvillons. Elle a pu constater, études à l’appui, dans le cas de l’épidémie du VIH, que les infirmières étaient souvent plus à même de comprendre les préoccupations et les besoins des populations touchées que les grands décideurs :

Photo de SJ Objio sur Unsplash

« Ce sont les infirmières qui ont remarqué la présence de cette étrange maladie, que nous reconnaissons aujourd’hui comme étant le sida. Mais à l’époque, c’était seulement comme un groupe de symptômes que l’on ne comprenait pas. Elles ont donc d’abord sonné l’alarme et ont été les premières à se demander ce qu’elles pouvaient faire. Il y a même certains membres qui étaient rejetés par la communauté. Il a fallu faire des collectes de fonds pour que des gens puissent payer leurs factures d’Hydro et de loyer. »  – Viviane Namaste, auteure de Savoir créoles: leçons du Sida pour l’histoire de Montréal

Prêts pour l’urgence?

A-t-on appris de nos erreurs sur ce plan? Une chose est certaine : il n’est pas facile d’établir une recension des observations de terrain en pleine situation de crise. Mais, avant cette entrevue, aucun des trois intervenants interrogés n’avait entendu parler d’une initiative pour recueillir leur avis pour la planification de la suite des décisions relatives au COVID-19, qu’elle soit organisationnelle ou médiatique.

Pourtant, Patrick Labbé rapporte qu’il continue à répondre chaque jour aux personnes qui l’appellent à propos des risques associés à leur façon de vivre : « À ma connaissance, en termes d’entrevue, comme on en a aujourd’hui, vous êtes la première personne qui me contacte. Cependant, du côté des individus, on continue à nous appeler. Les CISSS et les CIUSS n’ont pas fait appel spécifiquement à nous, à ma connaissance, même si la santé publique est un de nos bailleurs de fonds. »

Viviane Namaste n’en conclut pas pour autant que les paliers de gouvernement concernés ont pris le parti de fonctionner à l’aveuglette. Au contraire : elle remarque que des sommes généreuses ont été consacrées à la recherche. Pourtant, les délais pour soumettre des projets de recherche sur le COVID-19, parfois aussi courts que 10 jours, mettaient à très rude épreuve les critères de rigueur des chercheurs universitaires. Et le tout, ajoute-t-elle, dans un contexte où ces chercheurs se retrouvent, comme bien d’autres, en télétravail forcé, avec un accès plus qu’approximatif à leurs sources habituelles d’information.

Les organismes de terrain, qui ont gouté aux conséquences de choix sociaux qu’ils qualifient de « trop peu, trop tard », dans le cas du VIH, ne peuvent que saluer de déploiement des initiatives, dans le cas du COVID-19 qui, faute d’avoir été particulièrement hâtif, a tout de même été d’une ampleur remarquable. Ainsi, Viviane Namaste approuve la manière dont le gouvernement a fait ses devoirs sur ce point pour le COVID-19, malgré la pression sociale qui en découle : « Dans le contexte montréalais, il y a un rappel constant. Dès qu’on arrive quelque part, on doit se désinfecter. »

Des obstacles à l’action

Photo d’Andrew Neel sur Pexels. Les règles sanitaires limitent le travail de ceux qui devraient prévenir la détresse.

Mais devant une possible résistance à cette pression sociale, les évaluations et les suivis minutieux n’en deviennent que plus importants. Patrick Labbé ajoute à cela que les décideurs se doivent de suivre de près la portée, les limites et même les conséquences indésirables de toutes ces transformations sur la santé globale des personnes qui les subissent et de leurs sources de soutien : « Nous avons réduit nos services de proximité. Aucun de nos membres ne vient plus dans nos locaux à l’organisme. C’était un milieu de vie qui était très important pour certaines personnes. Ils se retrouvent maintenant en situation d’isolement. Et même au niveau du déconfinement, il faut que cela aille à une certaine cadence. »

Et les pratiques d’autres organismes sont encore parfois plus durement perturbées que chez Miels-Québec. Ceux dont le mandat est davantage orienté vers la sensibilisation en milieu scolaire devront accuser une grave décroissance du nombre de personnes rejointes, cette année, avec la fermeture des écoles. Et dans les milieux où la pandémie actuelle se fait sentir plus sévèrement, comme l’Établissement pénitencier de Port-Cartier, la recherche de solutions de collaboration se trouve retardée, explique Marie-Ève Normand : « C’est un milieu très fermé, alors ils font attention aux agents extérieurs. Et moi, je suis un agent extérieur pour eux. Alors comme je ne suis pas obligée d’être là, ils arrêtent des activités comme celle que je pourrais offrir. »

Aider tout en jonglant avec l’incertitude

L’absence actuelle de données et ce lot d’incertitudes pèsent également très lourd dans la balance, lorsqu’il s’agit de proposer ou, pire encore, d’imposer des solutions préventives. Les décideurs aimeraient pouvoir justifier, preuve à l’appui, la pertinence de ce qu’ils demandent.  De plus, comme dans toute démarche de prévention, l’objectif ultime de ceux qui incitent à des changements est d’éviter qu’il n’arrive quelque chose.

Image par Antonio Corigliano de Pixabay Les personnes en dépistage savent-elles qu’elles posent un geste citoyen?

Et à cela s’ajoute, autant dans le cas du COVID-19 que du VIH, la difficulté de convaincre des gens qui se sentent bien portants d’envisager et d’assumer la possibilité de passer au statut de « personne infectée », en allant se faire dépister. L’art de convaincre des individus du pouvoir de leur action, lorsqu’il n’arrive rien, ou des résultats moins graves que ceux qui sont appréhendés, a donc aussi été appris à la dure par les représentants d’organismes voués à la prévention du VIH qui, eux, se confrontaient à un diagnostic permanent.

Ce dépistage constitue néanmoins une étape essentielle, non seulement pour protéger son entourage, mais aussi pour apporter des données concrètes et plus locales pouvant servir d’argument envers les prochains dépistés potentiels.

Bien sûr, la colonne des cas infectés est souvent celle qui attire l’attention en priorité. Mais Marie-Ève Normand indique que le nombre de cas dépistés, et la proportion de cas négatifs qui en résulte, offrent des arguments plus solides encore aux responsables de santé publique et au grand public pour démontrer les résultats des efforts collectifs locaux, dans des délais les plus raisonnables possibles : « On vit un peu la même chose avec le condom. Parce que si nous retournons avec les ITSS, si j’ai une vague de dépistages et que la majorité sont négatifs, ce que cela me dit, c’est que non seulement les gens ont été se faire dépister et qu’ils ont compris le message que le dépistage et la meilleure façon de le savoir, mais en plus, ils ont compris qu’il fallait se protéger. »

Gagner la confiance : un objectif de terrain

Ces démarches pourront alors faire poindre des débuts de réponses, mais n’empêcheront pas, les grands décideurs publics, les organismes communautaires, mais aussi chaque personne qui, concrètement, doit gérer et assurer la sécurité d’un groupe de personnes : employés, clients ou autres, de devoir se creuser la tête, entre les pistes de réponses. Et ceux à qui ils doivent passer leurs messages ne seront peut-être pas tous à même de se laisser toucher par ces nuances apportées par les révélations statistiques.

À ce propos, Marie-Ève Normand souligne le rôle non négligeable que peuvent jouer les autorités à tous les niveaux sur l’adhésion aux règles générales de santé publique et sur le climat où ils seront vécus, jusque dans le fin fond d’un local d’organisme communautaire, par l’image de transparence qu’ils parviendront à projeter.

Et pour cause, ceux qui, d’après son expérience d’intervenante, manifestent le plus de résistances envers le discours officiel de prévention trainent souvent un plus lourd bagage de méfiance envers les relents démagogiques des discours officiels que les autres : « Moi, ce n’est pas tant chez les jeunes que j’entends cela que chez les gens qui ont grandi dans les années ‘80 et ‘90. C’était un climat très dur. Nous étions en pleine guerre froide. La relation avec les gouvernements n’était pas très bonne. Il y avait donc beaucoup de gens qui étaient plus méfiants. C’était plus cette clientèle que je voyais, dans le cas du VIH, manifester plus fréquemment de la réticence. »

Marie-Ève Normand se montre néanmoins optimiste quant au fait qu’après cette première prise de conscience, plus théorique, la création d’une mémoire collective de l’expérience de la pandémie facilite les démarches de prévention de ceux qui suivront :

« Nous allons pouvoir y revenir dans le message : ‟Vous vous souvenez quand telle chose a eu lieu? Vous vous souvenez de ce que l’on avait fait et de ses résultats? ”Cela va être facile d’expliquer l’impact et la responsabilisation sociale, parce qu’ils vont l’avoir vécu dans une pandémie de cette ampleur, au même titre que les personnes qui ont vécu la pandémie du VIH et qui ont été touchées de près ou de loin, parce qu’un proche a été atteint. »  – Marie-Ève Normand, de l’organisme Le Rond Point, de Sept-Îles

 

Voilà donc comment les intervenants ont abordé les pandémies depuis quatre décennies et ont compris l’importance de ne jamais oublier les conditions sociales et psychologiques dans leurs démarches. Maintenant, pour savoir comment le fait de traiter L’humain derrière le masque peut devenir plus qu’un principe vide de sens, lisez le prochain article de cette série.

Enfin, pour approfondir les moyens de tenir le coup, dans cette course de fond qu’est devenu le Coronavirus, après le sprint des premières mesures, lisez Éduquer à l’espoir et à la patience.

 

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Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.