Comment s’assurer que les allures de précarité continuent à ne faire partie que de la fiction, dans les entreprises de loisirs? (crédit image Escaparium)
Lors d’une période de fébrilité économique, l’industrie du tourisme est une des plus sévèrement touchées : rien de nouveau, à ce propos, sous le soleil. En combinant cela aux mois de fermeture obligée et aux contraintes sanitaires coûteuses à réaliser, plusieurs ont dû mettre la clé sous la porte. Qu’en pensent les survivants? Après avoir créé des jeux où chaque seconde compte, ils se retrouvent maintenant dans des situations où chaque sou compte aussi. Ont-ils encore la tête à créer?
Les maîtres d’œuvre des entreprises en loisirs immersifs, relativement jeunes (généralement 5 ans et moins) parlent d’une perte de contrôle comme ils n’en ont jamais connue, ni même n’auraient pu imaginer. Et si le déclin de l’affluence constitue un premier drame, les créateurs ont de bonnes raisons de craindre la fuite de leurs talents.
Dans ces domaines à croissance rapide, faisant souvent appel à plusieurs secteurs, les entrepreneurs interviewés admettent qu’ils ont tôt fait de passer le flambeau de la création. Et, alors que les défis de gestion et d’intégration des normes sanitaires dévorent le plus clair de leurs énergies, ils comptent sur ceux qu’ils appellent déjà «leurs concepteurs» pour maintenir leur identité entrepreneuriale. Cette nécessité a convaincu Jonathan Driscoll de contracter de nouvelles dépenses pour remettre ses créateurs d’Escaparium à l’œuvre à l’époque où les revenus étaient au plus bas.
Nous avons donc essayé de garder notre équipe et de continuer à travailler sur nos jeux. Donc, ce qui a changé, ce n’est pas tant nos thématiques que nos stratégies d’affaires. À date, nous sommes contents du résultat. C’est sûr que nous nous sommes beaucoup endettés, mais nous avons gardé notre équipe; et notre équipe, c’est vraiment le cœur d’Escaparium.
Jonathan Driscoll
Faute de pouvoir planifier une date de réouverture prévisible, Jonathan Driscoll et son équipe se sont donc lancés dans un projet mêlant évasion et hébertisme aérien au Bromont, prévu pour aider à tenir le coup, jusqu’à un hypothétique retour à la normale à la mi-juillet 2021. Il y a donc, d’une part, les risques que l’on ne sait plus éviter, mais aussi, d’autre part, ceux que les créateurs se sentent contraints de prendre avec plus de précautions. À cette heure où les sensibilités sont plus à cran que jamais, le fondateur de Trik Truk et des Sentiers ludiques, Dominique Gauthier, envisage la témérité créatrice comme un jeu plus dangereux.
Dans mes favoris, j’ai ma femme, mes parents, mon avocat. C’est un avocat en droit du divertissement. Je le consulte peut-être même plus qu’avant à cause de ce qui est incertain maintenant. On pouvait être un peu plus cow-boy avant et prendre des risques financiers. Mais lorsque l’on a failli tout perdre du jour au lendemain avec l’annonce du gouvernement, ça m’a fait peur.
Dominique Gauthier, fondateur de Trik Truk
La concurrence : une famille éclatée
Le contexte des dernières années a donc obligé les entrepreneurs à adapter leur mode de gestion et leur budget, à se plier à de nouvelles normes sanitaires, mais aussi à s’habituer à une nouvelle «loi de la jungle» du milieu. Ainsi c’est même de ses concurrents, beaucoup plus que de sa clientèle, que Jonathan Driscoll avoue craindre un commentaire diffamant ou un quelconque coup dans le dos.
Avant, les gens des jeux d’évasion disaient ‟Nous sommes tous une famille! Nous allons nous entraider”. Maintenant, tu découvres que ce n’est pas vraiment la réalité. Mais en même temps, il y a de très bonnes relations qui se sont formées. Les deux sont survenus : il y a eu des confrontations. Nous avons vu la vraie nature de certaines personnes, mais parmi les vraies natures, on en découvre aussi qui sont unies et qui ont créé de plus fortes relations. Cela a été le cas pour nous et je pense que cela l’a été pour bien d’autres aussi. Nous ne sommes plus une grosse famille, mais plutôt plusieurs petites familles.
Jonathan Driscoll
Il n’est toutefois pas facile, constate toutefois aussi Jonathan Driscoll , de savoir quelles relations vont perdurer et auprès de quels autres partenaires on ne saura que se tailler une réputation bien éphémère. Cet entrepreneur, qui a transformé son entreprise de jeu en usine de création de masques, avec le soutien bénévole de son équipe, lorsque ceux-ci se sont mis à manquer terriblement, l’a appris à ses dépens. Lorsque le problème de carence de masques a été résolu, les entreprises qu’il avait aidées par sa production n’ont pas vraiment souligné leur dévouement pour contribuer à leur visibilité.
Les gens oublient vite. Nous avons fait cela parce que nous voulions aider. Mais en même temps, je me mettais dans la peau des autres, et je me disais que si c’était moi, au moins, lorsque la compagnie aurait réouvert, j’aurais essayé de la promouvoir pour l’aider, parce qu’il faut s’entraider. Mais ce n’est pas arrivé.
Jonathan Driscoll
Devant ce contexte où la loyauté vaut maintenant de l’or, les entrepreneurs rencontrés disent néanmoins avoir bénéficié de la grande chaise musicale des emplois dans le secteur récréotouristique pour s’approcher de ceux avec qui ils se sont serré les coudes par le passé et dont ils ont pu observer les attitudes et les réflexes créatifs. C’est le cas, notamment, de Dominique Gauthier, qui a été piger parmi ses relations de confiance pour accroître son équipe.
J’ai embauché mon ancien patron de chez Moment Factory qui nous aide aux opérations comme consultant. J’ai aussi été chercher les installateurs de Foresta Lumina pour installer nos sentiers. Dans toutes les incertitudes amenées par la pandémie, d’avoir des acquis comme ça, on dirait que cela venait contrebalancer et devenait beaucoup plus rassurant. On ne sait jamais ce qui va se passer, mais au moins, on peut contrôler cela.
Dominique Gauthier
La contrainte comme moteur de création
Vu de l’extérieur, se tourner vers une équipe ayant brillé par une expertise très différente, alors que les assises même sont à solidifier, peut sembler un risque d’une ampleur presque inconsidérée. Pourtant de la perspective de Dominique Gauthier, les changements à opérer sont parfois tellement drastiques que chacun des créateurs, anciens ou nouveaux, doit maintenant s’y réinventer en majeure partie, de toute façon. Le fondateur de Trik Truk indique d’ailleurs que de partir des contraintes a presque toujours été pour lui à la base de son processus créatif. Il fait remarquer qu’en ce sens il n’a jamais été aussi bien servi en matière d’inspiration.
Alors, pour continuer à fonctionner, nous avons regardé toutes les mesures de prévention que le gouvernement avait mises en place. On s’est demandé ce que nous pouvions créer en partant de cette liste. Et nous avons créé les Sentiers ludiques. Nous créons toujours à partir des contraintes.
Dominique Gauthier
Il ne s’agissait toutefois pas d’un saut dans le vide proprement dit puisque Trik Truk avait déjà eu l’occasion de tâter le terrain avec des sentiers extérieurs lors d’un été, avec Le Mystère des serpents noirs. Mais son équipe a maintenant décidé de collaborer davantage avec les villes et surtout, d’explorer les mises en scène en forêt, un secteur où la bande de Foresta Lumina pouvait évidemment contribuer à indiquer la voie à suivre… et une voie décidément plus fructueuse que prévu, puisqu’elle lui a permis de tripler son chiffre d’affaires.
David Bertrand prévient toutefois que de savoir conquérir une niche bien à soi, même si elle rend la concurrence moins gênante, ne constitue pas une panacée. En effet, avec le recul, il constate que le fait de s’être concentré sur les gros groupes et les clientèles scolaires est en partie ce qui a rendu son Bunker de la science très vulnérable. Ainsi, ces entrepreneurs remarquent tous une baisse marquée de leurs groupes et de leur clientèle d’affaires. David Bertrand évoque même 5 fois moins de clientèle qu’auparavant dans ces catégories et d’une quasi-extinction, pendant un long moment, de ses groupes de jeunes.
Je n’ai reçu aucun groupe scolaire cette année. Et cela fait presque deux ans aussi que je n’ai presque pas de groupes de camps de jour. Les camps de jour doivent respecter leur bulle et ça amène des contraintes organisationnelles. Ce sont des bulles de 15 et moi je suis spécialisé pour recevoir des groupes de 25. Il faudrait donc doubler le nombre d’animations, mais ça doublerait aussi leurs prix! Donc, ils ne peuvent pas sortir.
David Bertrand
En quête de visages inconnus
Dominique Gauthier mentionne également avoir dû renoncer à compter sur sa clientèle d’affaires, qui réservait des semaines ou des mois d’avance, pour un grand nombre, pour passer à une clientèle privée exigeant nettement plus de suivi et d’interaction. Ce changement oblige aussi de transformer la façon dont il utilise son temps et ses ressources ou même mobilise son équipe, confrontée plus directement qu’avant aux insatisfactions des clients.
Lorsque je collaborais avec des clients corporatifs, la compagnie ne m’écrivait pas pour me dire qu’il y avait trop de maringouins. Nous, c’était l’inverse. Lorsque nous parlions avec des clients d’affaires, nous finissions l’activité et ils nous demandaient des cartes d’affaires pour les distribuer dans leur réseau. C’était beaucoup plus dans le positif. C’est dans cette transition que je suis en apprentissage pour le moment. C’est en ce sens que je dis que ce n’est pas tant comme créateur que comme entrepreneur que je dois apprendre à mettre des mécanismes en marche pour que ça se passe le mieux possible.
Dominique Gauthier
Dominique Gauthier ne croit toutefois pas que ce ralentissement, et surtout la reprise, puissent se prévoir seulement en suivant, pas à pas, l’évolution des normes sanitaires. Il lui semble même qu’à l’instar des conseils répétés des experts en ressources humaines sur les bienfaits des activités de Team Building, en ces temps de crises et de télétravail, les entreprises, même celles chez qui cette crise a propulsé le chiffre d’affaires, sentent certaines réserves à célébrer ensemble leurs bons coups. Ou, s’ils le font, ils tendent à emprunter la voie plus discrète de la consolidation d’équipe virtuelle.
Pour certaines compagnies, je pense que c’est une question de moyens. Pour d’autres, je pense que c’est l’image qu’ils vont projeter : si eux font du Team Building alors que d’autres autour en arrachent, j’ai l’impression que ça passe mal.
Dominique Gauthier
Pour David Bertrand et ses collaborateurs, la solution de repositionnement passa justement par la virtualisation. Ils ont décidé de tenter de réinventer les modes d’utilisation de la photo 360⁰ en vue de proposer cette technologie, notamment, pour des visites de musée à distance et interactives. Cette transformation oblige toutefois David Bertrand, qui pouvait jusqu’ici compter sur une solide réputation dans le réseau scolaire et des camps de jour, à reconquérir de nouveaux marchés. Le voilà donc reparti pour un second tour d’offres de services, à travers les musées québécois, encore peu au parfum de ce qu’il pourrait leur offrir, et même à l’étranger, en plus d’accroître son offre familiale.
Qui plus est, maintenant qu’il a développé cette technologie qui lui est propre, il essaie de l’utiliser à toutes les sauces, notamment pour favoriser l’apprentissage des employeurs de jeunes Geeks qui ont besoin, plus que jamais, d’un rythme d’apprentissage rapide, avec un minimum de coaching et de contacts.
En ce moment, nous sommes en négociation avec une chaîne de restauration rapide pour faire des jeux pour chacun des postes de travail des employés. Lorsqu’un employé de 14 ou 15 ans arrive, il ne sait pas encore comment faire. Moi, je vais concevoir un jeu en 360° interactif pour lui montrer comment faire une salade César. Donc, lorsqu’il va arriver sur place, il connaîtra déjà la cuisine. Il saura déjà où sont les assiettes, les radis et la laitue. Il connaîtra aussi par cœur la recette de la salade César parce qu’il aura pu jouer, à la maison.
David Bertrand
Repartir pour de bon?
Étouffante, toute cette contrainte de réorientation? Tout dépend donc de l’angle dont on la prend. David Bertrand assure que les formations qu’il a offertes à son équipe et toutes ces technologies qu’il a su mettre en œuvre pour offrir un second souffle à son entreprise immersive n’ont pas fait fuir les esprits créatifs, au contraire : cela leur a permis de faire appel à leur habileté à s’adapter, mais aussi à développer et à jumeler des compétences dans d’heureux mélanges qui les rendent plus précieux que jamais pour l’entreprise. Et inversement, le fait de contribuer à l’évolution d’un projet unique rend l’entreprise précieuse, également, à leurs yeux.
Julie est animatrice scientifique au Bunker et elle a appris à programmer, à concevoir des énigmes en photo 360°. C’est quelque chose de très poussé. Si nos créatifs ne le font pas chez Ludux, ils ne le feront pas nulle part ailleurs.
David Bertrand
Prendre son mal en patience ou ne s’investir que partiellement auprès de la clientèle qu’ils n’avaient pas choisie au départ n’apparaît pas non plus comme une option pour Dominique Gauthier, ni pour Jonathan Driscoll. Ce dernier croit d’ailleurs fermement que, même si certaines entreprises ont eu besoin de reprendre leur souffle, des milieux comme l’immersion ont connu un tel vent de fructueuses créativités, au cours des dernières années, qu’il n’est plus possible aujourd’hui de se contenter de demi-mesures et de produits teintés d’une couche d’amateurisme, quelle que soit la clientèle à laquelle ils s’adressent.
J’ai eu plusieurs entreprises dans ma vie. Et la première leçon que j’ai eue, depuis ma jeunesse, c’est que tu n’as pas le choix : lorsque tu as une entreprise, tu dois tout investir dedans. Oui, au début, dans les jeux d’évasion, c’était peut-être possible de créer une compagnie à temps partiel et de faire des jeux à temps partiel, sans engager d’autres personnes, mais plus maintenant. Je ne crois pas non plus que ce soit bon pour l’industrie. Je pense que les gens qui veulent créer un jeu d’évasion, doivent faire comme pour toutes les industries en ce monde : s’assurer, dès le départ, d’avoir assez d’argent pour investir et ensuite aller mettre tout son temps. Et, si tu n’es pas capable de faire quelque chose, tu dois trouver quelqu’un qui peut le faire mieux que toi.
Jonathan Driscoll
D’autres raisons empêcheraient aussi Dominique Gauthier de revenir en arrière. Sa nouvelle clientèle a beau se montrer parfois plus critique, dans le secret de ses promenades au fond des bois s’est quand même livré le secret d’une croissance presque inespérée, qui lui a valu des engagements pour plusieurs années à venir. Voilà donc un baume inestimable sur une industrie qui ne sait pas encore vraiment ce que lui réserve les prochaines semaines.
On a signé des contrats de deux ans avec Saint-Sauveur et Mascouche. On vient de signer un contrat de trois ans avec le manoir de Richelieu. Le parc national de la Mauricie nous a aussi acheté un parcours qui va aussi être là durant trois ans. Tout le monde se projette au-delà de la pandémie.
Dominique Gauthier
David Bertrand admet qu’il n’est pas non plus prêt à mettre sa main au feu que la quatrième vague ne viendra pas, à nouveau, changer la donne dans le tourisme. Il n’a pourtant plus l’impression que l’imprévisibilité gardera autant d’emprise sur ses affaires qu’elle en avait auparavant, et sur son équipe maintenant apte à se virtualiser en toutes circonstances.
Le fait d’avoir établi ses tentacules dans des domaines incroyablement diversifiés lui permettrait aussi de mieux doser ses efforts, si certains d’entre eux devaient être, à nouveau, plus affectés que d’autres. Ainsi, les leçons qu’il tire des événements vont bien au-delà de ce qui lui fut enseigné durant les sessions de formation multimédia.
Une leçon plus négative, c’est peut-être que le système ne tient qu’à un fil. C’est un peu la leçon que nous mettions dans nos jeux, dans notre storytelling : tout peut tomber à tout moment et il faut avoir une base de connaissances pour survivre à cela.
David Bertrand
Accepter de connaître signifie parfois aussi se sentir prêts à revisiter son passé. Mais le sommes-nous vraiment? C’est la question que pose l’article suivant: Lorsque l’Histoire se joue des interdits.
Pour éviter les faux pas, une solution peut être, bien sûr, de se montrer à l’écoute de son public et de l’air du temps. Mais jusqu’où une entreprise et des créateurs de toutes sortes peuvent-ils le faire sans mettre en jeu l’identité, la griffe qui leur est propre? C’est la question que pose Et si on bâtissait ensemble?
Ceux qui préfèrent commencer par apprendre avant tout le monde les processus de création déjà en branle chez nos entrepreneurs ludiques seront toutefois mieux servis avec Les drames de 20-21 sont-ils jouables?
Les passionnés de l’entrepreneuriat chercheront peut-être davantage d’autres témoignages et conseils pour ceux qui osent se transformer pour ressortir plus forts des événements actuels. Nous leur avons consacré toute une série dans Entreprendre un virage à 180⁰.