Par Marie-Hélène Proulx, M. en sexologie et fondatrice du Portail Immersion
« Je n’ai pas vu mon conjoint depuis deux mois et demi,
parce que mon fils est immunodéprimé.
On ne pouvait pas prendre ce risque. »
Confidence d’une infirmière anonyme, cette semaine
« Derrière tout grand homme se cache une grande femme », répétait-on, à l’époque où les modèles qui soulevaient les foules semblaient provenir d’un monde à part, où tout le monde portait la cravate ou des armes. Maintenant, les héros qui brillent par leur courage et leur dévouement figurent parmi nos fils, nos filles, nos partenaires de vie. Parmi eux se retrouvent des conjoints et des parents qui ne rêvaient, jusqu’à ce jour, qu’à un boulot paisible. Mais qu’advient-il maintenant des grands hommes et des grandes femmes qui se retrouvent dans leur ombre, en rôle de soutien?
Nos chevaliers de l’ombre sous les projecteurs
En effet, depuis plus de 40 ans, lorsqu’on voulait convaincre les jeunes et les moins jeunes de se lancer dans des professions comme infirmière ou préposée aux bénéficiaires, le discours auquel on faisait appel était à mille lieues de celui qui est associé au sort glorieux du combattant. Bien sûr, on interpellait la notion de dévouement, mais ici, comme d’ailleurs dans le cas des commis, caissières d’épicerie ou des livreurs de pharmacie, la perspective de parvenir à entrer en poste rapidement figurait bien plus haut, dans la liste que le rêve, que celle de susciter l’admiration. Et devoir survivre au manque de considération de ces métiers faisait même partie, souvent, des contraintes à accepter.
Pourtant, remarque Mircea Vultur, sociologue à l’Institut de recherche scientifique INRS, plusieurs de ces travailleurs se sentent maintenant transformés de l’intérieur par les risques auxquels ils sont contraints. Mais ils le sont aussi par la reconnaissance soudaine que l’on témoigne envers leurs actes quotidiens : « J’ai parlé à des infirmières qui disaient qu’elles découvraient l’importance de leur travail. L’une me disait qu’elle sentait la solidarité autour d’elle, ce qui donnait un sens nouveau à son travail, et qu’elle se sentait beaucoup plus impliquée qu’avant. Elle avait droit à une reconnaissance nouvelle et une revalorisation de sa profession. »
Cette valeur nouvelle accordée par la société à plusieurs de ces emplois bénéficiant de peu de prestige, s’accompagne parfois d’une significative hausse de salaire, qui offre un marqueur plus objectif de cette transformation des mentalités : « Et à partir de maintenant, on va penser que les aides-soignantes, les préposés aux bénéficiaires et les infirmières valent beaucoup plus que ce que l’on pensait avant. Donc le prestige va apparaître selon l’utilité. »
Elle se manifeste aussi parmi les proches et les conjoints qui, comme Joseph (pseudonyme), qui partage sa vie avec un préposé aux bénéficiaires, y trouve une source d’admiration et de compassion nouvelle envers ceux qu’ils aiment : « Moi, j’étais déjà fier du travail qu’il faisait, même si ce n’était pas valorisé. Mais, maintenant, je le suis encore plus. Avec la prise de conscience de l’importance de ce travail, pour moi, cette fierté s’est accentuée. »
Une vocation pour deux

Qui aurais cru qui d’être solidaire signifierait un jour de redoubler d’ardeur dans les tâches de la maison? Photo de Julia M Cameron sur Pexels.
Mais en ces temps de cloisonnement, pendant que certains postes gagnent en prestige, d’autres se révèlent plus précaires, précise encore Mircea Vultur. Donc, ceux qui, il y a quelques semaines, représentaient les piliers économiques de la famille doivent redéfinir leur rôle. Ils commencent aussi à entrevoir la possibilité que cette nouvelle façon de s’adapter aux besoins de leur nouveau héros ou nouvelle héroïne épuisé s’instaure à plus long terme : « Ces domaines sont très demandés en ce moment. On a donc un moins grand risque d’être licencié. Il y aura toujours des besoins d’aides-soignants et de caissiers d’épicerie. Alors cela pourrait amener ces gens, surtout s’ils sont mieux rémunérés, à renégocier leur relation de couple. Ils se retrouvent peut-être dans une situation moins vulnérable. Même des métiers beaucoup mieux payés auparavant connaissent maintenant un plus grand risque de perte d’emploi. C’est à ce niveau que j’entrevois un changement de dynamique. »
Heureusement, certains parviennent à se sauver de la précarisation grâce au télétravail. Pourtant, lorsque l’on se retrouve entre quatre murs, rongé par le stress, sans la valorisation habituellement apportée par son réseau extérieur, il n’est pas rare que certains tirent maintenant moins de satisfaction de leurs activités professionnelles. Les manières dont le soutien est attendu ne correspondent pas toujours non plus aux habitudes ou aux règles établies par le couple : ainsi, alors que l’assurance d’être « toujours là pour toi » est souvent entendue dans le sens d’une écoute attentive, lorsque l’un des deux se sent plus vulnérable.
Mais beaucoup de conjoints se retrouvent maintenant plutôt devant un partenaire qui s’est senti valorisé en se brûlant à la tâche : ces derniers ont davantage besoin d’un bon repas chaud et d’un lit douillet que de se remémorer ce qu’ils viennent de vivre. Ainsi Joseph sent que c’est par des tâches très terre à terre que lui, comme plusieurs autres, parvient à se rendre véritablement utile : « C’est plus la répartition des tâches où j’en ai pris un peu plus. Maintenant, j’assume complètement la préparation des repas. Il ne fait plus de repas depuis un certain temps. Il a aussi arrêté d’aller faire les courses depuis que la crise a commencé parce qu’il ne voulait pas contaminer les patients au CHSLD. »
S’agit-il donc alors que d’une question de planification d’horaire? Isabelle Dumont, une professeure à l’école de travail social de l’UQAM qui a elle-même décidé d’aller passer quelques semaines au front comme aide-soignante, constate que pour des personnes qui se retrouvent à tenir le fort et qui accordaient beaucoup d’importance à leur performance au travail, cette transformation peut venir jouer dans des cordes beaucoup plus sensibles, selon la valeur que l’on accorde à chaque rôle :
« Mon conjoint, qui était très productif dans son travail et qui, du jour au lendemain, se retrouve à la maison, a décidé de faire de l’école à la maison pour se sentir utile dans ce rôle-là. Mais cela a demandé tout de même un arrêt et l’acceptation d’être moins productif sur le plan de travail, ce qui n’était jamais arrivé dans sa vie. Mais, cela, on a été capable d’en parler. Mais il ne faut pas sous-estimer le stress que cela peut provoquer. Il y a d’abord la perception des événements : pour certaines personnes, cela peut être un drame qui donne l’impression que l’on vaut moins. » Isabelle Dumont, impliquée dans un CHSLD
Est-ce que ça faisait partie du contrat?
Cette transformation de chaque rôle irait même remettre en cause le système de valeurs sur lequel repose l’union du couple.
Bien sûr, le fait de refuser un partenaire parce qu’il est ambulancier plutôt que boulanger ou cordonnier peut sembler correspondre à une simple ritournelle d’antan. Mircea Vultur explique que le sentiment d’une certaine égalité de reconnaissance mutuelle et sociale demeure néanmoins, selon les données actuelles, à la base de la pérennité des couples : « C’est déjà connu, en sociologie du travail, qu’il y a des mariages qui sont entre des niveaux de scolarité semblables ou des métiers qui se trouvent sur la même échelle de prestige. Lorsque quelqu’un, par exemple, un avocat, choisit de se mettre en couple avec quelqu’un qui aurait le même niveau d’intelligence, mais une carrière qui n’a pas le même niveau de prestige, ça peut causer des conflits. »
Ajoutons à cela le fait que la situation à laquelle se confronte aujourd’hui le personnel de la santé ou des épiceries ne correspond pas nécessairement au projet de carrière, tel qu’il était initialement perçu. Et même si certains s’enivrent plus aisément que d’autres de l’adrénaline que leur procure leur nouvelle situation, l’impression d’être dans son juste droit peut rendre la prudence des autres plus irritantes. Ainsi, Isabelle Dumont croit que la combinaison entre la prudence de l’un et l’audace de l’autre, qui pouvaient, autrefois, sembler complémentaires, peut faire moins bon ménage lorsque les règles du jeu en viennent ainsi à changer : « Par exemple, le conjoint qui est plutôt optimiste et qui a beaucoup d’espoir, qui voit son engagement de façon très positive, versus son partenaire qui est très préoccupé et même trop, en fait, pour voir la réalité par-delà les risques, même si son conjoint a tout l’équipement nécessaire et qu’elle fait tout ce qui est à faire. »

Près de la moitié de nos soldats réguliers canadiens vivent sans conjoints, bien qu’une proportion équivalente d’entre eux ait au moins une personne à charge. Image de Pixabay.
Ce sentiment d’abandon n’est toutefois pas nécessairement causé par une quelconque trahison de la part d’un conjoint qui aurait renoncé à ses engagements en cours de route. Il provient aussi du fait qu’il n’est pas toujours facile d’anticiper ce que sera la vie avec un conjoint s’étant voué à telle ou telle profession avant d’avoir vécu l’expérience :
« C’est seulement une fois que l’on est avec le partenaire qu’on le découvre beaucoup plus, en même temps que l’impact que cela peut avoir sur notre vie familiale. On découvre les adaptations qu’il faut faire au niveau des horaires et au niveau des risques sur la santé ou sur le plan économique. Avant, on entend parler, des pompiers, par exemple. On sait vaguement ce qu’ils font. Mais tant que l’on n’est pas pompier soi-même ou partenaire de pompier, je ne crois pas que l’on connaisse les détails associés à ce métier et toutes les implications que cela amène dans la vie privée. » Nafissa Ismail, professeure en psychologie à l’Université d’Ottawa
Survivre au « deuil blanc »

Les enfants expriment leurs angoisses avec les moyens à leur portée. Photo de Pixabay.
Pour décrire cette déception vécue par les proches qui se sentent laissés derrière par la personne choisissant de partir au front, Isabelle Dumont évoque le concept de « deuil blanc » : « C’est comme dans une séparation : je ne vois plus mon conjoint. Je l’ai perdu, mais il est encore vivant. Si le conjoint va au front, il est possible que le partenaire qui ne le voulait pas vive une certaine perte : peut-être le deuil de mon couple idéal, associé temps où le conjoint ou la conjointe faisait un travail différemment. Il faut savoir ce que cela vient susciter chez cette personne. Donc, l’ambivalence que l’un et l’autre peuvent vivre peut être très difficile à soutenir. Je crois que cela peut même mener à un stress qui devient chronique. Et un stress chronique peut avoir un impact majeur sur la santé physique et mentale des personnes. »
En effet les différents éléments reconnus comme étant à la base du stress, que sont la perte de contrôle, l’imprévisibilité, la nouveauté, l’atteinte à l’ego, ne sont pas seulement vécus par le « super-héros » qui va au front. Cette renégociation des rôles doit être vécue entre les partenaires, mais souvent aussi avec les enfants, qui sont également appelés à s’adapter.
Avant d’en arriver à trouver son équilibre dans ce mode transitoire, Isabelle Dumont prévient que l’on peut s’attendre à une certaine période de piétinement, voire de régression : « Alors, il va y avoir certains symptômes. On va voir les enfants qui régressent ou un partenaire devenir davantage anxieux, surtout si l’autre s’en va au front, en première ligne. Ce n’est pas nécessairement facile à gérer, mais c’est normal. ».
Tes décisions, nos virus

La culpabilisation est nocive pour le couple mais elle peut être causée par la crainte d’un risque bien réel. Photo de David Veksler sur Unsplash
Pour compliquer encore davantage les choses, il est difficile, pour une personne qui décide d’aller au front, de parler d’un choix qui ne regarde qu’elle-même : ceux et celles qui se disent prêts à prendre le risque d’aller au front savent qu’ils font courir des risques à leur famille, à propos d’un taux de contagion revu à la hausse à maintes reprises. De plus, il faut accepter de vivre avec une bonne dose d’inconnu quant aux effets à long terme.
Certains partenaires optent pour l’éloignement physique afin de gérer ce risque. Mircea Vultur évoque toutefois son appréhension quant aux conséquences d’un tel éloignement, lorsque la famille accueillait déjà mal le choix de l’un des leurs se de consacrer à une autre cause qu’eux-mêmes : « On est fait pour être proches l’un de l’autre et c’est ce qui renforce nos relations sociales et notre rapport à l’autre. À mon avis, cette situation est un risque pour le couple. Mais il est certain qu’il y a des couples équilibrés qui peuvent ressortir plus forts de cette situation de crise. Mais si le couple est déjà moins équilibré et qu’il y avait des problèmes structuraux auparavant, il va falloir trouver des ajustements, ou cela peut mener à la rupture. »
Ce sociologue ajoute qu’un discours culpabilisant, par la personne qui déplore d’être laissée derrière, n’améliore alors pas l’entente. Il peut amener certaines âmes héroïques à préférer étirer les heures en milieu de travail qu’à venir entendre parler de tout ce temps passé hors du foyer par ceux qui l’attendent, avec leur lot d’angoisses : « Je ne sais pas si la culpabilisation permanente, en répétant à l’autre qu’il nous met à risque à cause de son métier, qu’il peut contracter le virus, et tout ce discours négatif qui met l’accent sur les risques encourus, ne pourrait pas finir par affecter le couple. »
La gangrène de l’amertume

Même en contexte de crise extérieure, l’engagement d’au moins deux personnes reste nécessaire pour régler un conflit. Photo d’Ethan Sykes sur Unsplash
Il peut néanmoins arriver que le héros en puissance se rende à l’argument qu’il vaut probablement mieux se tenir à carreau pour sauvegarder les siens, surtout lorsque certains membres de la famille sont plus vulnérables. Selon Isabelle Dumont, les conséquences des non-dits ne touchent cependant pas que ceux qui décident de suivre leur rêve d’engagement, mais aussi ceux qui y renoncent. Le renoncement mal géré à une cause valorisée peut aussi rendre pénible le temps partagé entre quatre murs par la suite : « Si cela se passe et que nous ne sommes pas capables d’en discuter, on finit par se chicaner autour d’une fourchette mal lavée. Et cela, on le voit souvent. Mais la source du conflit n’est pas vraiment la fourchette : c’est que l’un et l’autre, on a pesé sur un bouton panique. Et cela est vraiment lié à notre histoire personnelle, familiale et individuelle. »
Chaque contexte influence donc la dynamique. Ainsi un couple uni devant l’adversité d’une situation qui les oblige à prendre des risques pour assurer leur survie financière ne percevra assurément pas les choses de la même façon qu’un autre, où l’un des partenaires cherche une occasion de s’accomplir de son côté. Par contre, nuance Isabelle Dumont, le cumul des facteurs d’insécurité, qu’ils soient financiers ou autres, ne lui semble pas toujours un gage d’engagement serein : « Cela peut même amener la famille à vivre une crise que l’on appelle situationnelle, qui est causée, entre autres et principalement par la pandémie, quoiqu’il peut y avoir simultanément d’autres crises dans la famille. »
Mais dans la mesure où ce choix est déchirant, Nafissa Ismail pense que la famille peut ressortir fortement éprouvée de cette démarche décisionnelle. Elle entrevoit des conséquences encore plus néfastes si la décision est prise à contrecœur. Et si la proximité imposée amène à acheter la paix, au moins pour un moment, l’idéal du couple uni et complice peut néanmoins en prendre pour son rhume : « Et cela ne veut pas dire que le contrecoup va arriver tout de suite. Cela peut se faire sentir à long terme. Plus tard, quand la situation est terminée, on peut réfléchir à tout cela et sentir que certaines émotions reviennent. »
Lorsque le risque en vaut la chandelle
Elle n’est pas la seule à insister sur l’importance de mettre sur la table les pour les contre d’un tel engagement. En revanche, Isabelle Dumont a pu constater les bienfaits d’évoquer ses motivations à se lancer sur cette voie si exigeante pour tous. Elle et son conjoint y ont aussi vu une façon de démontrer à leurs enfants, par l’exemple, les valeurs qu’ils tiennent à leur offrir en cadeau : « Mes parents sont quand même assez âgés. Ils ont début 80. Pour mes enfants, ça devient alors très concret. Je leur ai dit ‟Si c’était quelqu’un comme eux qui se retrouvait dans les CHSLD, il faudrait que l’on prenne soin de leur dignité. Moi, je pense que je vais avoir la patience pour le faire.”. Nous pouvions passer tellement de bons messages et de valeurs, je crois qu’ils étaient à l’écoute de cela. C’est sûr que ce sont des valeurs que nous portons en nous depuis qu’ils sont nés, alors, pour eux, cet engagement n’était pas si surprenant. »
Des partenaires moins enclins à l’angoisse parviennent également plus aisément à dépasser sans trop de secousses le stade des remises en question, devant une action qui a du sens à leurs yeux. C’est le cas aussi de Joseph, qui n’a même pas songé à retenir son conjoint, dans la voie qu’il a choisie : « Je ne crois pas que cela ait seulement traversé l’esprit de mon partenaire de ne plus faire ce travail là, même s’il avait eu une baguette magique et que, le lendemain, il aurait pu faire un autre travail, sans besoin de se former. ».
Joseph en vient même à envisager cet engagement comme une situation privilégiée, comparé à ceux qui se retrouvent, entre quatre yeux, à s’inquiéter de leur santé financière : « Ceux qui ont des entreprises qui sont obligées de fermer du jour au lendemain, je ne voudrais vraiment pas être dans leur situation. »
Se décider est sans doute l’étape la plus difficile : Dieu merci, nous en avons maintenant terminé avec la négociation! À la prochaine étape, dans quelques jours, nous explorerons comment le dialogue, pendant l’implication, peut contribuer à dépasser ensemble ses angoisses, main dans la main, dans Entre l’écoute, la peur et l’acceptation.
Enfin, nous terminerons avec un article sur les façons dont toute la famille peut se mettre de la partie pour contribuer à l’effort en première ligne dans Tous unis contre l’adversité.