Petite recette d’un milieu toxique

«Encore une fois, on soulage sans éliminer la source du problème, mais avec un facteur aggravant : le risque de culpabiliser la personne qui ne sait dire non ou qui ne sait gérer son stress convenablement.». Par ces paroles, le professeur à l’UQAM Angelo Soares visait, il y a près de 20 ans, les approches qu’il qualifiait de «Tylenol» des organisations et des entreprises qui tentent de régler leurs problèmes internes par des thérapies individuelles ou des formations sur le bien-être. Et les dernières données semblent démontrer que dans ces milieux où nous passons 68% de notre vie éveillée, d’après le professeur en psychologie du travail Luc Brunet, et où l’on exige de nous des rythmes toujours plus rapides, les mécanismes contribuant au mieux-être évoluent à pas de tortue.

Bien sûr, les gestionnaires et la culture organisationnelle ne peuvent pas tout se mettre sur le dos. Des facteurs externes, comme une pandémie, les fluctuations économiques ou les changements réglementaires, peuvent aussi faire monter la pression. Des études s’empilent toutefois depuis longtemps pour démontrer qu’en lui-même, le stress n’est pas forcément mauvais.

Luc Brunet explique qu’il en vient à affecter nocivement la vie à partir du moment où l’individu ne sent plus que l’expérience qu’il a et les compétences qu’il maîtrise lui suffisent pour affronter ce qui l’attend et qu’arrive le moment où, devant l’incertitude, l’individu ne voit plus vraiment de bonnes façons de s’en sortir: «Donc, ce que l’on va retrouver, bien souvent, c’est que l’individu sent qu’il n’a plus les compétences pour faire le travail, qu’il est découragé, ou, du moins, qu’il n’a plus les services nécessaires pour faire le travail. On ne répond pas à ses besoins en termes de formation, de budget ou de ressources en général. À ce moment-là, il peut se produire un découragement, qui va faire en sorte que l’individu va se remettre en question et se demander ‟J’ai les compétences qu’il faut. Qu’est-ce qui se passe?”. C’est souvent une période de confusion qui va commencer à apparaître au début.»

Et les études récentes qu’évoque Alessia Negrini révèlent qu’encore aujourd’hui les employeurs misent beaucoup sur les habiletés de leurs salariés pour se dépêtrer. Cela n’apparaît pas comme une bonne nouvelle, aux yeux de cette chercheuse en santé et sécurité du travail (IRSST): «S’il est résiliant, tant mieux. S’il ne l’est pas, c’est sa faute. Mais heureusement, il y a aussi quelques études qui portent sur la résilience organisationnelle et sur comment l’employeur peut offrir de la formation pour aider les employés et l’organisation à être résilients. C’est intéressant, parce que c’est la somme de chaque individu qui fait l’organisation. On ne peut pas déresponsabiliser l’employeur.»

Diviser pour régner

Mais Alessia Negrini constate qu’encore en 2021, les modèles de bienveillance parmi les gestionnaires manquent souvent à l’appel. Des répartitions de tâches parfois à la sauvette, lorsque certains tombent au combat, ou même le simple geste préventif que pourrait offrir le gestionnaire, en vérifiant comment semblent se porter ses troupes, au petit matin, n’est pas toujours au rendez-vous: «Moi, en 2021, je vois encore des gestionnaires qui ne sont pas capables de dire “bonjour” et “merci“. Pourtant, “merci,” c’est seulement cinq lettres. Il y a donc toute une manière de faire travailler. C’est sûr que pour un gestionnaire, c’est plus long de faire une réunion, comme ça, pour négocier les tâches, que d’envoyer un courriel à tout le monde pour leur imposer leurs nouvelles tâches. Mais c’est essentiel de prendre le temps de construire la relation et cette culture d’entraide collaborative et participative.»

Pour Julie Carignan, consultante chez Humance, il ne s’agit pas seulement là d’entretenir des relations acceptables avec chacun et de transmettre ses messages, mais aussi de favoriser un exemple digne de se refléter à tous les niveaux de l’organisation:

photo de Julie Carignan

Julie Carignan, psychologue organisationnelle et CRHA

La culture d’entraide doit s’installer à tous les paliers de l’organisation. Les hauts dirigeants doivent donner le ton. Donc, d’avoir des hauts dirigeants qui sont bienveillants, qui donnent le droit à l’erreur, qui ouvrent les portes de la communication, qui expriment aussi leurs attentes, qui disent qu’ils s’attendent à ce que les gens collaborent et s’entraident, c’est important. Si on entre, à l’inverse, dans un milieu où l’on a des hauts dirigeants qui ont la philosophie de diviser pour régner et que les plus forts gagnent, la collaboration va être difficile à instaurer dans les paliers inférieurs.

Si le virage s’accomplit si difficilement dans les organisations c’est, entre autres, parce que le problème vient souvent de loin …d’aussi loin que le moment de la dotation des cadres. Outre le fait que plusieurs sont choisis en fonction de leurs aptitudes techniques, Luc Brunet évoque surtout que ceux qui lèvent la main en premier pour occuper les postes de haute direction, et qui brillent le mieux en entrevue, ne sont pas toujours mus par de profonds réflexes de soutien: «Beaucoup d’organisations vont choisir un leader qui parle fort, qui a l’air sûr de lui et qui va avoir des tendances narcissiques. On retrouve cela dans plusieurs organisations. Et ce narcissisme n’est pas payant pour les employés. Les employés deviennent des objets de performance de l’individu. Et, bien souvent, l’individu narcissique va voler le succès de ses employés.». Ce chercheur se révèle d’ailleurs des moins optimistes quant à la possibilité qu’une formation de quelques heures puisse transformer une telle nature.

Des antidotes éthiques aux climats toxiques

Pourtant, certains indices peuvent aider à juger du climat que sait instaurer un gestionnaire. Les éléments d’une culture de gestion que Luc Brunet estime en mesure de générer ou d’éviter une ambiance toxique de travail tournent autour de trois axes éthiques:

  • Les différentes formes d’équité et de justice organisationnelle, incluant la transparence à propos du fonctionnement, des rôles et des responsabilités de chacun, constituent le premier point.
  • La capacité d’entendre et d’accueillir les critiques affecte aussi les démarches des employés pour contribuer à un climat de travail plus sain. Un manque d’ouverture impose alors un frein important au sentiment des salariés de pouvoir se protéger et se soutenir ou encore d’alerter leur supérieur avant qu’une situation déjà pénible ne se dégrade davantage: «Si quelqu’un vous dit ‟Mon milieu est dangereux”, ‟Dans mon milieu, nous n’avons pas la formation qu’il faut pour travailler”, il faudrait dire : ‟Nous allons regarder ce qui se passe”, et non ‟Fermez-vous la boîte! Ça finit là!”»
  • Inversement, pour les leaders prêts à se retrousser les manches et à démontrer leur soutien, les façons de faire ne manquent pas. Luc Brunet présente d’ailleurs le souci sincère du bien-être et de la reconnaissance de son équipe comme troisième point de cette énumération, en suggérant aux gestionnaires de consacrer en moyenne 10% à 15% de leur temps à dorloter leurs salariés.

Ce chercheur de l’Université de Montréal admet toutefois que dans les domaines plus relationnels, cette proportion peut grimper très rapidement. Cette concrétisation de l’empathie par l’écoute et les gestes pour assurer le bien-être de chacun n’entre que rarement dans la description de tâche officielle. Elle peut donc venir alourdir l’horaire et causer de sérieux problèmes de gestion de temps : « Ça peut aller jusqu’à 35 % du temps. J’avais fait une étude, il y a quelques années, auprès de 3000 directions d’école et c’est le pourcentage que ça donnait. On appelle ça un rôle de dépannage parce que je dois aider les gens de mon entourage à gérer les imprévus. Ça peut vouloir dire de balayer les marches de l’école parce que le concierge ne l’a pas fait le matin et que l’on ne veut pas qu’un enseignant se casse le cou en montant les marches. Ça peut être d’aller éteindre un feu de poubelle. Il y a plein de choses qui font partie de ce dépannage et qui font intimement partie du caring, de celui de son environnement et de son école. À part cela, ils ont de la comptabilité à faire et d’autres tâches administratives de leadership pédagogique. Le caring s’ajoute à leurs tâches. »

Mon collègue, ce rival

Tous ne se laissent toutefois pas convaincre aussi facilement de la place aussi incontournable qu’occuperait le gestionnaire dans l’ambiance de travail. Marie-Chantal Doucet soutient plutôt qu’avec la professionnalisation et la spécialisation des postes, le pouvoir se partage de plus en plus entre les collègues. Cela ne signifie toutefois pas qu’ils se le partagent mieux. Cette professeure de travail social à l’UQAM évoque que les rivalités intestines et les mentalités de silos viennent alors souvent remplacer les grondements en chœur contre les sommets de la hiérarchie.

D’autres facteurs, comme une culture et une vocation professionnelle qui valorisent la concurrence peuvent également rendre la collaboration plus difficile. Julie Carignan a vu, par exemple, des avocats qui, sans s’opposer ouvertement les uns aux autres, portaient durement le poids de leur solitude : « D’habitude, on se dit que des avocats, ce sont des durs et qu’ils ont vu d’autres. Mais c’était des gens qui souffraient d’insomnie et de détresse et qui, justement, n’osaient pas en parler entre eux, parce que le climat typique dans un cabinet d’avocats, c’est plus compétitif que collaboratif. La bienveillance est souvent conditionnelle dans ces milieux-là. Notre présence leur a donc vraiment donné un espace pour ventiler. »

Lorsque Julie Carignan se retrouve ainsi dans des milieux où elle rencontre des salariés ainsi dépassés par la situation, elle suggère fortement d’augmenter les ressources ou de réduire la barre des objectifs, au moins pour un temps, sous peine de risque de voir ses meilleurs atouts tomber au combat. Cette consultante reconnaît toutefois que cette proposition n’est pas toujours acceptable, lorsque les objectifs, par exemple, se comptent en nombre des morts dans un CHSLD ou d’enfants en détresse à la DPJ.

Dans ces cas, malheureusement, c’est souvent en mettant la pédale douce sur le soutien mutuel, pour se concentrer sur l’essentiel de sa tâche, que chacun tente de se garder la tête hors de l’eau : « Si on est déjà au bout du rouleau, c’est comme une image qui dit que, lorsqu’il y a un enjeu d’oxygène dans un avion, il faut commencer par mettre son propre masque avant de pouvoir aider quelqu’un d’autre. Lorsqu’on est soi-même acculé contre le mur, on n’a juste plus l’espace ou l’énergie pour l’entraide. ».

Un choix déchirant, pour ceux qui voulaient vouer leur vie à aider…

Infirmière épuisée

Photo de Cedric Fauntleroy provenant de Pexels

La loi du plus fort?

Naturellement, entre ce besoin, chez les salariés, et même chez les cadres épuisés, de prendre un peu de recul et l’incivilité pure et dure qui pourrait aggraver les problèmes, un pas reste à franchir. Mais cette appréhension face à des collègues qui pourraient en demander un peu trop, ces gestes un peu brusques, dans la tourmente, que l’on n’a plus le temps d’adoucir et surtout ces moments de réconfort quotidiens qui s’estompent, tout cela contribue à détricoter les liens que l’on a parfois pris des années à bâtir.

Luc Brunet

Luc Brunet, professeur en psychologie du travail, Université de Montréal

Pouvons-nous alors parler d’un simple rappel de la loi du plus fort? Pas exactement, nuance Luc Brunet, car à son avis, lorsque les couteaux volent bas au point de créer ou d’aggraver une détresse dans un milieu compétitif, cette attitude se nourrit parfois de la crainte de se faire dépasser:

«C’est comme lorsqu’on regarde les conflits dans un groupe : on va remarquer que le groupe n’est jamais plus fort que son maillon le plus faible. L’individu qui est faible dans le groupe va bien souvent avoir tendance à tirer vers lui les exigences, c’est-à-dire de les ramener à son niveau.»

L’esprit de compétition et le manque de liens entre collègues amènent parfois à saisir avec moins de scrupules les occasions qui passent, qu’il s’agisse de souligner les erreurs d’un absent ou de chercher sans trop scrupules à se valoriser au dépend des absents ou des mal-en-point, pour s’attirer quelques promotions. Mais c’est dans tous les aspects de la société que Luc Brunet observe d’autres tendances de la culture générale actuelle qui posent des bâtons dans les roues aux liens d’attachement en milieu de travail, à tous les paliers du monde du travail, comme la tendance des salariés, dès leurs études secondaires, à s’emmurer dans les univers virtuels de leurs téléphones.

Alessia Negrini remarque que l’absence de lien et le souci de l’image rend alors plus enclin à se laisser porter par les préjugés sur les personnes plus fragiles ou diagnostiquées comme ayant un problème de santé mentale et à s’en dissocier, comme cela arrive avec d’autres phénomènes de marginalisation, telle l’homophobie : « Lorsqu’un collègue s’absente pour des problèmes de santé mentale, il y a des études réalisées ici même au Québec qui ont démontré que les collègues discriminent cette personne. Il y a vraiment toute la partie de stigmatisation qui fait que l’on dit ‟Cette tâche, je ne la confie plus à cette personne parce qu’elle est faible, que c’est une personne pas fiable.”, ou encore ‟Je ne vais pas la fréquenter parce que je ne veux pas être associé à la même maladie mentale.”».

Et tous ces moments de complicité disparue laissent souvent place à une méfiance dont, raconte Julie Carignan, on peine parfois à retracer l’origine : « Il y a comme un effet d’entraînement. Quel a été le déclencheur? Est-ce que nous étions dans un climat sain? Est-ce le fait de devenir plus anxieux et stressés qui nous a amenés à percevoir un environnement pas si malsain que ça, mais qui nous a amenés à mettre des lunettes noires sur notre façon d’interpréter notre environnement et le climat dans lequel on est? Ça peut arriver dans certains cas. Dans beaucoup de cas, il y a l’inverse, où un climat toxique s’installe et nous entrons dans une boucle où on ne se sent pas bien. On se met à se méfier, et parce qu’on se méfie, la méfiance engendre de la méfiance.»

Pour en savoir plus

Si la maladresse d’un gestionnaire peut parfois contribuer à envenimer un milieu de travail, il a aussi plusieurs cartes en main pour contribuer positivement au climat de travail, même en situation de crise. Le prochain article de cette série, De patron exemplaire à gestionnaire empathique, vous cite quelques exemples éprouvés en milieu de pratique.

L’article La détresse, un signe à la fois guidera vos efforts pour savoir quoi regarder et comment intervenir; il se trouve déjà en ligne pour aider les gestionnaires et les collègues déjà convaincus du bien-fondé de démontrer un peu plus d’écoute compatissante envers ceux qui semblent passer un moment plus difficile.

Enfin, pour outiller vos équipes avant que les drames ne surviennent, consultez Ensemble, prévenons l’indifférence.

Et pour les personnes voulant approfondir la question de la création des dynamiques de silos en milieu de travail, sachez que nous avons déjà créé toute une série sur le sujet.

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Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.