Une tape dans le dos, et on continue?

Plus de huit mois maintenant de « Lavez-vous les mains! », de « 2 mètres de distance », de flèches sur les planchers, de clients qui s’impatientent devant de règles variables et de personnel d’accueil qui craint de donner la goutte hydroalcoolique de trop, qui fera déborder le vase ! À l’heure où les longues files d’attente du Boxing Day approchent à grands pas, peut-on encore éviter le pire dans les commerces?

Une urgence qui s’étire

Octobre 2020 : Je me présente à ma clinique d’optométrie, première cliente du lundi. Après les questions de protocole, la réceptionniste, déjà visiblement épuisée, m’explique à quel point la surveillance de la salle d’attente et les nettoyages entre chaque client lui compliquent la tâche.

Voilà donc une employée broyée par un système injuste? Pas tout à fait : l’obsession maintenant obligatoire pour la propreté est ici équitablement partagée. Et pour cause: «Qui aurait cru que je deviendrais concierge à mi-temps?» s’exclame, quelques minutes plus tard, sa patronne.

Cette entrepreneure, qui a dû s’ajuster, comme tout le monde, en mode urgence, a au moins la chance de ne pas trop devoir réduire ses effectifs pour accomplir ces tâches multipliées. Selon Daniel Gallant, concepteur de la Formation 100% accueillant de l’ITHQ, rares sont les entreprises touristiques ou même commerciales qui peuvent en dire autant, étant donné leur baisse de revenus: «Au lieu d’être quatre personnes, ils sont deux. C’est sûr qu’il y a moins de clientèle aussi. Il faut comprendre. Mais il est certain que si on parle de quatre employés et on n’est plus que deux, on doit en faire plus, par défaut. Mais cela ne m’empêche pas d’entendre des commerçants qui disent encore plus ‟Il faut se serrer les coudes”. Ce n’est pas une stratégie ‟En faire plus ”, c’est le résultat. Pour y arriver, ça prend du leadership, une démarche claire.»

Restaurant converti aux commandes pour emporter

Crédit photo de Michelle Ziling Ou sur Unsplash

Ce professionnel de l’hôtellerie est pourtant loin de jeter la totalité du blâme sur les gestionnaires aux prises avec cette crise qui n’en finit plus. De même, Louis Fabien, qui enseigne le service à la clientèle au département de marketing aux HEC Montréal, reconnaît que la durée et l’intensité de la crise oblige aussi les gestionnaires à tout repenser sans savoir combien de temps ils pourront compter sur les piliers de leur entreprise, entre les risques de détresse, de mises à pied temporaires et de démissions: «Il va y avoir une troisième vague, puis une petite accalmie, puis ça va recommencer. Ce n’est pas facile pour les gestionnaires qui ont tout investi et qui doivent être rentables, et de continuer à gérer des humains qui ne sont pas toujours bien dans leur peau, pour les raisons que l’on connaît. Ce n’est pas évident de gérer une entreprise avec du personnel que l’on a dû mettre à pied. Moi, je regarde les gens qui ont dû travailler dans les restaurants : on les met à pied, on les réengage, mais on les réengage moins parce que les gens s’en vont.»

Du court terme depuis trop longtemps

Et à l’heure où chaque particulier serre encore plus fort les cordons de la bourse, les petits commerçants se retrouvent livrés encore plus brutalement que d’habitude à la concurrence de ceux qui se démarquent par une logique du plus bas prix plutôt que de l’éthique ou du rapport humain. Pourtant, ce désengagement de l’entreprise peut aussi inciter les employés à limiter la leur. Un tel état d’esprit peut devenir porteur de conséquences peu négligeables, dans les temps qui courent. De son côté, l’employé peu investi, ou fragilisé par quelques mises à pied successives, n’est peut-être plus le mieux placé pour prendre position pour son entreprise et ses supérieurs devant les clients récalcitrants.

Gilles LeVasseur, professeur de droit et d’administration à l’École de gestion Telfer, de l’Université d’Ottawa, explique d’ailleurs ainsi le fait qu’il a vu plus d’une fois des employés finir par céder devant ceux qui les mettaient à risque : « J’ai demandé à l’employé pourquoi il avait permis cela. Il m’a répondu qu’il ne voulait pas se casser la tête. Il m’explique qu’il est payé au salaire minimum et a rajouté : ‟Je veux juste faire mon travail et m’en aller. Qu’ils s’organisent avec leurs problèmes!”. Quelque part, c’est normal, si tu n’as pas un intérêt pécunier ou personnel, pourquoi devrais-tu agir autrement?»

Un employé masqué dans un dépanneur.

Crédit photo de Kaihao Zhao sur Unsplash

Embauché en parfait état

Et si vous appréhendez un déclin dans vos équipes, dans un contexte, comme celui de la COVID, qui est loin de flirter avec l’idéal, dites-vous que vous n’êtes pas seul : d’après des données publiées en juin 2020, 50 % des travailleurs québécois souffriraient d’un niveau élevé de détresse psychologique. Et selon Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, autrice et professeure à l’École des sciences de l’administration de l’Université TÉLUQ, plusieurs aspects du monde du travail étaient déjà en place, bien avant l’annonce du virus, pour favoriser cette chute. Celle-ci est d’ailleurs loin d’être la seule à remarquer la tendance des employeurs à rechercher des employés déjà formés pour éviter des investissements coûteux et mal avisés.

On cherche des candidats qui savent démontrer leur potentiel et leur motivation par leurs réalisation antécédentes. Cette vision d’un employé autonome et responsable de son accomplissement a un côté lumineux, puisque jamais autant qu’aujourd’hui, les employeurs ont valorisé la responsabilisation et la diversification des tâches.

Pourtant, un des aspects plus souffrants de cette responsabilisation, à l’avis de Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, provient du fait que, pour un candidat sélectionné sur la base de son autonomie et de sa résilience, il s’avère plus difficile d’admettre ses limites sans avoir l’impression de révéler des défaillances, lorsque les objectifs attendus ne correspondent pas à la réalité : « Et cette norme, ce sont des employés toujours disponibles à 100 %, sans problèmes informatiques ou techniques. C’est une espèce de monde idéalisé qui devient la norme. Alors les risques de tomber au combat sont là, parce que nous n’arriverons jamais à ce modèle.».

Une culture du « toujours plus » revient cher

Ceci expliquerait aussi, à l’avis de Louis Fabien, pourquoi plusieurs décident de prendre la porte avant qu’on les y invite  «Parce que nous en demandons trop …et ce n’est jamais assez! Et on ne doit pas dire ‟Je n’ai pas le temps.”, ‟Je ne peux pas faire ça”, “Avec ce client, j’ai passé une demi-heure, parce qu’il avait un besoin particulier” (acheter un appareil électronique, ça prend au moins une demi-heure ou une heure) ”, parce qu’ils vont se faire dire ‟Tu prends trop de temps : il y a des clients qui attendent. ”. À un moment donné, il faut que la direction ou les responsables soient au courant du contexte.»

Employé en détresse dans le sous-sol de l’entreprise

Crédit photo de Fabian Albert sur Unsplash

Mais pour qu’il y ait une écoute, en pleine situation de crise, encore faut-il que l’employé ose se dévoiler devant des supérieurs déjà dépassés. En attendant, explique Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, il est d’autant plus difficile d’en arriver au sentiment d’avoir suffisamment donné de soi que, justement, ce qui est attendu relève avant tout des compétences relationnelles.

«Quand tu es dans le matériel, c’est plus facile. Tu as produit tant durant telle durée. Il y a un indicateur. Là, nous sommes plus dans l’immatériel et l’intersubjectif : autant de termes qui sont difficiles à circonscrire. Ça peut créer certaines tensions, voire des difficultés ou des détresses chez l’employé, parce que ces attentes ne sont pas reconnues de la part de l’employeur.» Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, professeure d’administration à la TELUQ

Quelques secondes pour un coup de foudre

Pourtant, admettent ces experts, les relations entre les clients et les employés ne sont pas marquées que par la peine en temps de pandémie. Ils relatent même avoir vécu des moments privilégiés avec des employés, alors que les commerces et les infrastructures n’ont plus droit qu’à un nombre limité de clients. Daniel Gallant, qui lui-même gère quelques établissements, en sait quelque chose : « Mon approche, c’est de leur donner confiance en leur montrant que nous, de notre côté, nous faisons tout ce que nous pouvons pour leur offrir un environnement qui est sanitaire, en plus de leur expliquer à quel point nous sommes contents qu’ils soient avec nous. Lorsque nous voyons un client dans notre hôtel, nous sommes tellement heureux, ça n’a pas de bon sens!»

Voilà donc une belle occasion de se recharger les batteries, sur le plan humain, mais aussi un contexte où des attentes encore plus élevées peuvent tenter d’être satisfaites, ce qui peut néanmoins constituer une arme à double tranchant.

En effet, d’après Gilles LeVasseur, avec la précarité économique qui s’annonce, les entreprises n’auront pas fini de garder la barre très haute et le nombre d’employés très bas sur le plancher, même lorsque l’affluence se fera à nouveau sentir: « Par conséquent, ce qui va arriver, c’est que le système va amener une certaine capacité à offrir un service personnalisé, parce qu’il y a beaucoup moins de clients et que l’on est plus motivé à bien les servir. Mais lorsque les gens vont revenir en grande demande, nous n’augmenterons pas nécessairement la quantité de personnes disponibles pour offrir les services, parce qu’il faut toujours couper sur les coûts et être plus performants. On va donc seulement demander aux individus d’être encore plus affables et plus ouverts. Mais dans cela comme dans toute chose, on va atteindre un point de saturation. Et c’est ce qui va se produire : les gens vont s’épuiser et vont devenir incapables d’offrir le service qui est requis.»

Qui plus est, Gilles LeVasseur remarque que l’ensemble de la population s’est de plus en plus habitué à l’immédiateté des services automatisés, ce qui ne lui a pas appris à cultiver l’art de la patience. Et les services en personne tentent de se calquer aux mêmes attentes, pour ne pas décevoir leur clientèle : « La possibilité d’instantanéité a élevé nos standards de clients et l’on ne s’attend plus à une défaillance des individus qui donnent le service. Lorsque vous allez chez votre coiffeuse, vous ouvrez la porte et vous vous attendez à ce que l’on vous dise tout de suite ‟Bonjour, Georgette, comment ça va aujourd’hui? Je vais être disponible pour vous dans cinq minutes”. Nous sommes maintenant habitués à cette norme, tandis qu’autrefois, nous étions beaucoup plus patients parce que nous n’avions pas cette obligation de vitesse.»

Pour attendre le client de pied ferme

Donc, hurler de se laver les mains et d’attendre son tour avec ce qui reste de sourire dans la voix, tout en calculant le petit change derrière la caisse, un mal nécessaire? Plutôt, croit Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, des conditions parfaites pour que le ton monte envers des clients: «Une explication, sans doute, au ras le bol des employés, c’est que ce soit répétitif. Il y a sans doute plusieurs clients qui arrivent avec un comportement qui n’est pas nécessairement adéquat. C’est toujours aux employés d’être en ligne de front pour ramener les clients à l’ordre. Et eux, lorsqu’ils ont été engagés, ce n’était pas pour être des agents de sécurité.»

Voilà pourquoi dédier une personne (ou plus) à l’unique tâche de gérer les foules, les lignes d’attente et attirer, dès l’arrivée, l’attention sur les consignes que l’on finit par ne plus voir, apparaît à tous comme la solution qui tombe sous le sens à tous les chercheurs interrogés.

Mais cette présence ne doit pas pour autant prendre l’allure imposante et sévère d’un portier de discothèque. Au contraire, le directeur général de Détail Québec, Manuel Champagne suggère que les équipes ont tout avantage à utiliser alors ce moment d’attente afin que le client ne s’y sente pas seulement contraint, mais, déjà, pris en main.

«Ce que nous recommandons aux entreprises, c’est d’essayer de faire vivre une belle expérience client même dans la file d’attente. Il peut y avoir un vendeur qui se présente, premièrement, pour essayer de s’informer des besoins ‟Pourquoi venez-vous aujourd’hui?”. Ensuite, on peut faire de la promotion. Certains commerces font même de la musique pour divertir. Nous pouvons danser un peu pour égayer le tout. Il y a plein de bonnes idées. Il faut être créatif. Personne n’aime attendre. Par contre, ça fait partie du lot. Et, oui, il y a de bonnes pratiques, mais c’est comme si nous vivions le Boxing Day tous les jours.» Manuel Champagne, directeur général de Détail Québec

Grands défis pour petites équipes

Ce partage des tâches est déjà adopté par bien des commerces, enfin, surtout ceux où les foules abondent. Ce principe demeure toutefois plus difficile à appliquer au petit commerce du coin, où seulement une ou deux personnes s’occupent des clients. Le besoin d’aide des entrepreneurs en contact direct avec les clients dépasse donc, de loin, l’aspect financier, réclamé haut et fort dans les médias.

Les commerçants ont actuellement besoin, plus qu’en n’importe quel autre moment, de conseils adaptés à leur sort, et de temps pour se mettre la tête hors de l’eau et observer ailleurs les pratiques qui fonctionnent pour soutenir leurs équipes, au moins à moyen terme. Malheureusement, affirme Manuel Champagne, directeur général chez Détail Québec, ceux qui éteignent des feux et se retrouvent eux-mêmes, souvent, sur le plancher ne trouvent pas toujours le temps de faire un tour d’horizon des solutions innovantes : «Parfois nous n’y arrivons pas, pour des raisons aussi simples que les contraintes budgétaires ou le côté temps qui est plus difficile. Envoyer une personne en formation, même si c’est une seule journée, ça peut ralentir les services.»

Nos commerces de quartier ont besoin de nous

Louis Fabien n’en pense pas moins que ces établissements de taille humaine demeurent les mieux équipés, sur le plan humain pour faire passer les règles et assurer une expérience client générale plus chaleureuse: «Les commerces de proximité, généralement, s’en sortent beaucoup mieux, que l’on pense aux épiceries de quartier ou aux librairies de quartier. Généralement, ils ont une clientèle plus petite. Ils ont moins de clients. Ils ont des clients plus fidèles, et ceux-ci connaissent bien leurs employés et leurs propriétaires. Il y a une familiarité qui se crée et, habituellement, ça se passe bien.»

Ces commerces se sentent reconnaissants du fait que les clients aient cédé à la grande tendance du moment pour l’achat local. Mais Manuel Champagne rajoute que même si d’entrer dans les commerces représente un premier pas, contribuer à maintenir une attitude plus ouverte de la part du personnel en place en réalisant les gestes barrière avant même que des rappels, un peu inquiets, deviennent nécessaires, constitue une autre implication, tout aussi essentielle au bien-être de nos marchands et au dynamisme des commerces: «Nous, le commerce au détail, c’est plus de 3000 travailleurs. Il faut acheter local pour encourager nos commerçants, mais à mon avis, il faut faire attention. Se laver les mains, ça prend maximum 20 secondes. Et ça va faire en sorte que l’économie du Québec va être solide.»

Un employé et une cliente joignent leur coude en signe d’amitié

Crédit photo de Pavel Danilyuk sur Pexels

Encore des questions? Beaucoup de réponses vous attendent

Deux employées d'un café consultant un ordinateur

Crédit photo à Ketut Subiyanto sur Pexels

Si la question de la précarisation des emploi vous attire particulièrement dans cet article, sachez que nous avons consacré une série entière d’article sur cette problématique, parfois appelée syndrome du survivant, à commencer par celui-ci, Un complexe à la vie dure.

Vous pouvez aussi explorer davantage la question des relations de travail d’aujourd’hui en consultant l’ouvrage dirigé par Marie-Pierre Bourgades Sylvain et son collègue Daniel Mercure, Travail et subjectivité, Perspectives critiques (2017), aux Presses de l’Université Laval

Les lieux de travail demeurent, malgré tout, le principal lieu d’infection. Alors pourquoi certains employés baissent-ils les bras, plutôt que d’adopter les gestes et les attitudes qui pourraient leur sauver la vie? Nous en discutons dans Employés cherchent pouvoir d’action.

Nous avons déjà abordé quelques éléments qui limitent l’empathie des employés craintifs et épuisés. Mais, lorsqu’il est question de service à la clientèle, cet aspect mérite que l’on y consacre au moins un article. Voilà pourquoi nous vous offrons Bien équipés pour l’empathie, derrière le masque?

Enfin, l’heure est à la collaboration dans les commerces. Et devant une situation aussi nouvelle, tout un savoir reste à bâtir, à partir des essais et erreurs des gens de terrain. Comment cette mobilisation des savoirs peut-elle s’organiser pour préserver notre piqûre du commerce local? L’article Et si on s’offrait une crise créative? nous permettra de conclure.

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Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.